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VI. — LE MÉCANICIEN


Août 1922.

Il s’appelle Janouet, Jeanty ou Jacot. Il est l’homme lige de la machine. Perpétuellement au travail ou en route avec elle, il passe l’été hors de chez lui. Associé aux bénéfices, par suite responsable de l’état et de la bonne marche de sa batteuse, et, chose plus grave, des accidents, il est chargé en outre de tenir la comptabilité, portant sur le nombre des sacs battus, sur les dépenses d’huile et le coût des réparations, enfin d’entretenir, de renouveler ou d’étendre la clientèle. Tout le monde ne saurait remplir cet emploi. Il faut de l’autorité, de la bonhomie, de la prévoyance, de la conscience, une habitude et un tact rares dans le maniement d’hommes insouciants ou inexpérimentés, dans le débat d’intérêts divers, ceux du maître, ceux du client, les siens propres. Souvent ils s’opposent : il s’agit de choisir en vue du gain final. En un mot, ses pensées, ses soins, son temps, sont voués au monstre dévorant, auquel par surcroit il s’attache, dans un obscur sentiment de pourvoyeur et d’animateur.

A l’ordinaire, on le voit arriver quand la lune apparaît, et donc tardivement en cette saison, ayant vécu tout le jour debout, couvert de poussière et d’huile, brûlé par le rayonnement du foyer et les feux du soleil, étourdi du bruit du cylindre, dont le ronflement hante ses oreilles bien après qu’il s’est tu. Il trouve, il est vrai, bon souper et bon gite, et des regards amis autour de la table, tandis qu’il pioche dans la soupière et qu’il raconte ce qu’il a fait et vu, et que, l’entourant et le servant, les hôtes l’écoutent avec l’avidité muette des paysans privés de nouvelles. Mais il ne s’attable que sa besogne terminée : la batteuse placée, les courroies visitées, les pièces, les rouages examinés, essuyés, un dernier coup d’œil jeté aux accessoires, et, pour finir, le trait passé sous l’addition, sous le compte de la journée. J’oubliais sa toilette, faite à grande eau, le torse nu, dans le baquet de la lessive, où il se savonne comme on se frictionne. Il dort peu, de quatre à cinq heures, et mal, préoccupé du cri du coq qui chante la nuit comme la pendule sonne, et semble saluer chaque étoile a son passage. Il importe qu’il soit levé avant tous. L’aube n’a point encore frissonné qu’il est sur pied. Il achève minutieusement de nettoyer ses mécanismes, promène partout sa burette, multipliant les coups de pouce qui font tomber la goutte, et emplit chaudière et foyer