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des escarpements désolés, interrogent en vain cette coupure de rocher, les espaces assombris, les bois lointains. Et tout à coup, la lumière da couvent bektachi, ce point de feu, posé si haut, qui nous appelle, cette lumière humaine après tant d’obscurité et de solitude. Combien de temps sembla-t-elle reculer devant nous ? Et puis l’arrivée. Les formes blanches des derviches rangées sur l’escalier, et Baba Iliaz qui s’avançait à la rencontre des voyageurs exténues, les saluant de sa voix grave et douce :

— Les pierres et les forêts vous remercient d’être venus...

La chambre préparée, les nattes sur lesquelles on se laisse tomber, et, dans la somnolence de l’extrême fatigue, les chants albanais qu’on écoute monter de la chambre voisine, ardents et sauvages, soutenus par deux notes de basse, monotones, prolongées.

Et ce matin, le départ à cheval pour le sommet. Daba Iliaz voudrait nous retenir. L’air du Tomor guérit la fièvre, affirme-t-il. Il a revêtu, pour la photographie, son costume de guerre, le manteau brun par-dessus sa robe blanche, et la hache à double tranchant. Son visage spiritualisé sourit, ses yeux brillent. Et nous songeons au pouvoir mystérieux de cet homme, qui, d’un mot, lève des centaines de volontaires prêts à mourir... Ses derviches l’entourent. Ils portent sur la poitrine cette pierre taillée à angles vifs, la pierre sacrée d’Angora, à reflets changeants, à veines colorées, pareille à celle que Daba Iliaz m’a donnée et que je lui ai promis de garder toujours...

L’accueillante maison s’éloigne. A présent, c’est le chaos de schistes où vivent seuls quelques pins tourmentés par les vents. Vraiment, l’air du Tomor guérit la fièvre ! Et ces grandes vagues de brouillard qui montent par intervalles, avec quelles délices nous respirons leur humidité fraîche ! Le Tomor, couronné de nuages... disait déjà Homère...

Les derniers pins ont disparu depuis longtemps. Quelques saxifrages, des renoncules intrépides s’obstinent encore parmi les rochers. Le sommet. Une tête étroite où s’emboite un mur circulaire en pierres sèches. Trois marches donnent accès à l’intérieur de cette enceinte ronde, tapissée de plaques de gazon sec et où des mains pieuses ont déposé en offrande des poignées de blé... Ceci est le sanctuaire où viennent prier les derviches avant le sacrifice. Car elle a survécu, la coutume d’immoler un bélier propitiatoire. Une fois l’an, à la fin d’août, le Tomor,