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« baba Tomor, » comme disent les paysans, se couvre de pèlerins qui montent offrir au Dieu jaloux un mouton qu’on égorge à quelques pas, sur ces pierres plates, demeurées rouges, — comme on va égorger le nôtre, tout à l’heure.

Le derviche, déjà s’approche du cheval pour délier la victime. Elle ne se débat pas. Elle attend, sa douce figure posée sur les cailloux. Elle a cette expression de résignation suppliante de ceux qui connaissent leur destin. Je n’irai pas la voir expirer sous le couteau du sacrificateur...

Quelle réminiscence obscure des holocaustes millénaires se poursuit en ce lieu consacré ? Le souvenir d’Abraham peut-être conduit la main du prêtre. Sans doute, les Pélasges apaisaient-ils ainsi les colères de leurs dieux, et ces pentes abruptes n’ont jamais cessé d’être jonchées de débris d’os et de cornes.

La tradition identifie le Tomor au dieu Zeus lui-même. Et l’on raconte que deux colombes s’étant abattues à cette place où nous sommes, Jupiter leur donna la volée, et l’une d’elles arriva au temple de Dodone, sur le Tomor de Janina. Ainsi s’affirme une correspondance mystérieuse entre les deux montagnes saintes, le Tomor de Bérat et celui de Dodone.

Homère a mis dans la bouche d’Achille cette invocation, où les lettrés albanais se plaisent à reconnaître une allusion à leur Tomor : « Zeus, ô roi pélasgique de Dodone, toi qui, habitant au loin, commandes sur Dodone enveloppée par l’hiver... »


Nous venons de faire le geste millénaire conjurant le mauvais destin. Appuyés contre le mur d’enceinte, en ce lieu qui voit se poursuivre, depuis les âges mythiques, le même rite, dominant ce pays, où la vie se continue si semblable à elle-même, nous sentons s’abolir la convention du temps... Et par-dessus les siècles évanouis, il semble que devienne sensible la chaîne qui nous relie à l’humanité primitive. Nos yeux cherchent à percer la brume et à deviner, le long de l’échine pierreuse, la silhouette de ces hommes qui s’approchaient lentement, portant sur leur épaule un bélier aux pattes liées.

Ancêtres lointains d’Homère... contemporains de Troie...

Année après année, siècle après siècle, indifférents aux catastrophes et aux triomphes, aux guerres d’Alexandre, à la Grèce asservie, à l’effondrement de l’Empire romain, à la chute de Byzance, des hommes semblables, effarés devant leur pauvre