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des peaux de mouton sur les fils barbelés, et ils passaient. Leurs femmes venaient la nuit les ravitailler dans les montagnes... Au mois de septembre, Valona, libérée, appartenait aux patriotes.

A partir de Valona commence à se déployer la chaîne de la Chimère (Himara) où les oranges et les citrons mûrissent, où les fruits sont les plus beaux de l’Albanie : une longue barrière de montagnes regardant l’Adriatique. Des villages enfouis sous les arbres. Une population chrétienne, rebelle au joug turc et qui avait su garder ses privilèges, sa législation spéciale. Aujourd’hui, les Himariotes sont ralliés au gouvernement de Tirana, qui, avec un grand bon sens, leur a laissé quelques-unes de leurs prérogatives. Leur chef-lieu est Himara, un beau village ombragé de chênes, sur un épaulement de la montagne, que nous atteignons à cheval.

On nous montre la maison où le voyageur Pouqueville, consul de France à Janina auprès d’Ali Pacha, au début du XIXe siècle, est descendu, la chambre où il s’est reposé, celle-là même où l’on a servi notre repas. L’hôte parle avec une tendresse respectueuse du passant illustre reçu par son aïeul. Et je rêve à la fenêtre, en contemplant les ressauts verdoyants au-dessous des toits, et les pentes arides qui tombent dans la mer. Ce village, si perdu, si lointain, d’accès si difficile, depuis cette visite mémorable, à combien d’hôtes étrangers a-t-il donné l’hospitalité ? Peut-être sommes-nous les premiers pour qui la chambre de Pouqueville s’est rouverte...

Sur la place, les paysans dansent la danse nationale, la Pyrrhique, la danse de Pyrrhus, le divertissement préféré des Albanais. Les hommes se tiennent par la main et l’un d’eux conduit la file, tout en faisant tourner son mouchoir. Ils exécutent un lent piétinement comme s’ils terrassaient et écrasaient un invisible ennemi couché sous leurs pieds. Parfois le rythme se précipite, le chant devient un cri de joie ou de victoire ou de dure ironie, chant d’amour ou de guerre, les deux thèmes éternels qui s’expriment en accents presque identiques, rudes, sombres, amers... La joie des Albanais a toujours une résonance désenchantée. Lentement, ces hommes souples se baissent, se relèvent, se balancent, martèlent le sol en cadence, et le chef de file, un vieux paysan aux longues mèches grises, entonne un chant grave, une sorte de mélopée où nous reconnaissons des syllabes familières, un mot qui revient comme une