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blanches, de plus en plus désertiques, dont les ombres du soir font saillir les reliefs. Etrange paysage sculptural où les lignes, en l’absence des couleurs et des détails, s’affirment souveraines. De distance en distance, sur les deux versants, un village accroché aux pentes entasse des ruines que l’on confondrait avec le rocher, si ce n’était leur vive ceinture d’arbres, brève tache sombre parmi l’entassement des calcaires.

Au milieu de ces blancheurs qui bleuissent en cette fin de jour, les murailles violettes de la citadelle d’Argyrokastro se sont dressées à la cime d’un épaulement de la montagne, sur des assises de rocs, telle la floraison logique de tout ce dur paysage. Des maisons apparaissent serrées contre les flancs escarpés, fleuve humain qui se déverse largement le long des pentes. Une ville, dans ce désert de pierres, quel paradoxe ! Elle n’a pour jardin que la plaine étroite et lointaine, à ses pieds, où sinue le fleuve bleu, et, pour horizon éternel, en face, en aval, en amont, au-dessus d’elle, que cet entassement de rochers.

Mais aussi quelle gravité est sur elle, et quel caractère de puissance ! La splendeur de ce coucher de soleil la fond dans son cadre cyclopéen, l’inonde de rose léger, la parcourt d’ombres fines, ciselant à la fois les blocs et les maisons, dispensant à la ville dépouillée une magnificence inconnue des plus somptueux jardins...

Lorsque le jour s’est levé, Argyrokastro n’a pas déçu cette impression émerveillée. Du haut de la forteresse, le regard l’embrasse tout entière, agrippée à cinq contreforts parallèles que séparent des entailles profondes, et dont on dit qu’ils sont les cinq doigts de la main de Fathma. Superposant leurs façades, comme les marches d’un escalier gigantesque, blanches sur leur fond blanc, les maisons portent très haut leur rang de fenêtres, et, défiantes, guettent l’horizon.

On descend le long des rues abruptes, ombragées par des toitures de vignes. L’animation grave du bazar rappelle qu’Argyrokastro est une ville de 6 000 habitants, habile à tisser la laine que les caravanes de petits ânes lui apportent.

Le marché aux grains rassemble autour des sacs de blé une foule silencieusement affairée. Les femmes s’enveloppent de longs manteaux sombres, laissant voir leurs bas, de nuances vives et mêlées. Beaucoup sont chrétiennes et ne se voilent pas. Toutes ont leur quenouille à la main, et elles filent en