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marchant. A quoique distance, les chevaux et les ânes attendent de repartir, inextricable enchevêtrement de têtes, de pattes, de queues qui battent, de selles au troussequin de cuivre. Et, sur tout cela, un soleil qui devient implacable.


Au sommet d’un premier éperon que domine la ville, se dresse le « tekké » des bektachis dans sa parure de cyprès et d’anciens tombeaux.

Quittant la chambre blanche, meublée de coussins et de nattes, où se poursuivait la causerie, le baba nous a conduits jusqu’à ce terre-plein qui couronne la colline, autour duquel les cyprès rapprochés mènent une ronde solennelle.

— C’est ici, dit-il, que je veux avoir mon tombeau...

Entre les hauts troncs droits, la ville apparaît découpée en une série de tableaux, comme les volets d’un triptyque. Chevauchant ses contreforts, élevant comme un diadème la citadelle d’Ali Pacha, elle s’inscrit sur le fond de grisaille symétriquement interrompu par le dur feuillage.

Et le baba, dans son ample robe blanche, avec sa barbe d’argent, et son noble visage illuminé, figure un saint, au premier plan... Il a fait apporter, sur cette terrasse qui me ravit, du café, des raisins, des cigarettes. Le jeune derviche qui nous sert s’incline très bas et se retire à reculons.

Il y a en Albanie quarante couvents de bektachis. Ils ont choisi, aux environs des villes et des villages, des sites solitaires et magnifiques. Les derviches s’adonnent à la culture ; les fruits de leurs jardins sont renommés. Leur secte, dont la fondation est attribuée par la légende à Ali Bektachi, descendant de Mahomet, et qui a pour centre religieux Hadji Bektachi dans le vilayet d’Angora, comporte des rites secrets. Elle représente le courant le plus libéral du mahométisme. Les bektachis recherchent la culture de l’âme et tendent à former l’homme complet, libre et maître dans la nature. Respectés de tous, ils comptent une quantité d’adeptes laïques. Ils n’ont pas cessé d’être les protagonistes de l’idée nationale. Sous la domination turque, ils enseignaient dans leurs « tekkés » la langue albanaise interdite. Leurs babas exercent une immense influence : prestige d’une existence irréprochable, dévouement à la chose publique, autorité de cette vie spirituelle qu’on voit paraître sur leur visage, simplicité royale de leur allure... Le baba bektachi,