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qui mène une existence retirée, presque pauvre, au delà des besoins humains, est un conducteur d’hommes.

Le baba d’Argyrokastro nous a précédés jusqu’à l’entrée de son « tekké ; » il a serré nos mains, embrassé le prêtre orthodoxe qui nous accompagnait, et, debout, entouré de ses derviches, il nous a suivis des yeux, tandis que nous descendions la pente escarpée.


Par le défilé de Klissura, étroit, désert, formidable entaille que la Vjusa s’est creusée dans le roc, et où passa l’armée de Pompée, par la vallée de Premeti moins aride, célèbre pour ses vergers et que longe la chaîne déchiquetée des Nemerika, par un dédale de hautes montagnes qu’il faut gravir, et puis descendre, pour remonter encore, nous sommes arrivés au pied d’un col aride, en forme de coupe, et nous avons aperçu, à une grande hauteur, au milieu de la coupe, une ville étrange, blanche d’un côté, sombre de l’autre, Ljaskoviki.

En approchant, on reconnaît des décombres, un pêle-mêle de pierraille, immense cimetière de maisons : c’est le quartier musulman, naguère très riche, avec de beaux jardins et les somptueuses demeures des beys qui venaient, l’été, en villégiature, respirer à mille mètres d’altitude.

Le quartier orthodoxe, épargné, s’entoure de longs baraquements, d’échoppes en bois, où la vie essaie de reprendre.

Ici, on nous a narré une effrayante histoire.

En 1914, les frontières ayant été fixées par la Commission internationale, et les Grecs sommés de se retirer, les Albanais s’avancèrent pour occuper Ljaskoviki. Le commandant grec demanda un délai. Il attendait des renforts, qui arrivèrent dans la nuit. Aussitôt il fit mettre le feu aux maisons musulmanes. Et il envoya dire à l’officier albanais, qui nous l’a raconté :

— À présent, venez la prendre, votre ville !

Dans ce champ de ruines confuses où aucune ne garde la figure d’une maison, on évoque les cités martyres de la France dévastée. Pendant des heures et des heures, cette évocation ne cessera de flotter devant nos yeux… Sur ces hauts plateaux couverts de maquis que domine dans le lointain la chaîne bleue du Pinde, le long de ces cirques de montagnes qui se succèdent, tous les villages sont rasés. Le plus important est Ersck, au milieu d’un cercle blond de collines, et que la route traverse : pauvres