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tas de pierres à côté de quelques maisons chrétiennes épargnées.

On passe un dernier col. Et le vaste plateau de Korça se déploie, enfermé dans des montagnes lointaines. La route suit une chaîne ravinée, aux arêtes aiguës, qui l’abrite à l’Est, et toute jalonnée de villages détruits. Korça apparaît enfin, tache rose dans le soleil oblique, adossée aux basses rampes d’une montagne couleur d’ocre et de soufre.

Korça, la plus grande ville d’Albanie après Scutari, est la plus active et la plus vivante. A 800 mètres d’altitude, elle échappe à la déprimante malaria. L’occupation française lui a laissé d’autres souvenirs que ce cimetière où les croix sont si rapprochées... Korça possède un lycée où l’on enseigne le français, et les écoliers sont venus chanter sous nos fenêtres, avec une prononciation impeccable, l’hymne suisse. Ils savent depuis longtemps la Marseillaise...

Korça aspire au progrès et à la « civilisation. » Les rues ont déjà un je ne sais quoi d’occidental. Ici, pour la première fois, nous voyons les femmes se mêler aux hommes dans une manifestation publique. Des femmes prennent part aux repas qu’on nous offre, et que servent, avec un entrain et une bonhomie charmante, les musiciens d’une jeune fanfare revenue d’Amérique. Vêtues à l’européenne, elles reçoivent dans leurs salons où les divans, les coussins et les nattes ont fait place à nos raides canapés et à nos chaises incommodes. Bien mieux, Korça a une société de dames, « la Renaissance, » qui poursuit un double but, de culture mutuelle et de philanthropie.

Dans la maison à moucharabieh où elles se réunissent une fois par semaine, elles m’ont invitée. Elles étaient là plus d’une cinquantaine et remplissaient les deux salles. Le comité se tenait à l’entrée et les femmes musulmanes aux amples et longues jupes sombres alternaient avec les chrétiennes. Aucune n’était voilée, et pourtant deux hommes étaient présents. Elles ont un teint limpide que le grand air et les fards ont également épargné. Beaucoup sont belles, les traits réguliers, le visage ovale, des yeux veloutés et brillants. La plupart portaient des robes pareilles aux nôtres. On se serait cru dans un salon de chez nous, sans le silence qu’elles gardaient, une sorte de retenue dans l’attitude, d’absence de chuchotements et de rires.

La présidente est une chrétienne, aux yeux tristes, dont le mari a été fusillé par erreur pendant l’occupation. Lorsque les