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la poésie orientale semble s’échapper d’eux naturellement :

« Ce pays est couvert des traces laissées par les ennemis… Votre voyage va les effacer par d’autres traces qui seront des traces de bonheur… »


Il faut deux fortes journées de cheval pour atteindre Elbassan.

Après avoir suivi le défilé de Kjuks, entre ses formidables parois de rocher, descendu, face à la plaine bleue, les rampes d’une montagne tombant à pic dans le Shkumbi, suivi la vallée étroite où le fleuve allonge ses courbes claires, à la tombée de la nuit, nous approchons d’Elbassan.

À l’endroit où la piste se sépare du fleuve et devient une route, une majestueuse voiture attend notre caravane, escortée d’un groupe de cavaliers prêts à galoper aux portières… Cette voiture, je la regarde avec stupeur. Comment est-elle parvenue à Elbassan enfermée dans ses dures montagnes aux passages scabreux ? Avec un peu de rancune aussi. Il me semblait indispensable d’entrer à cheval dans la ville mystérieuse…

Mais le protocole de l’hospitalité est inflexible.

Nous distinguons, à travers les ténèbres, de vieux sycomores aux troncs énormes, les pierres dressées d’un cimetière interminable, et, parmi les pierres, des formes voilées, immobiles ; des yeux invisibles nous cherchent. Tout à coup, la ville se révèle, des rues à peine éclairées, d’amples murailles devinées dans l’ombre, une ombre que l’on sent vivante et frémissante… Elbassan, le cœur de l’Albanie si jalousement dérobé,

Au grand jour, cette impression de mystère continue : entourée de montagnes adoucies par leurs forêts d’oliviers, et derrière lesquelles on voit se lever de hautes crêtes bleues, à quelque distance du Shkumbi qui s’étire paresseusement dans la plaine, Elbassan apparaît comme repliée sous les arbres de ses jardins.

Le bazar poursuit son activité silencieuse le long du dédale des rues entrecroisées, coupées par le rempart de l’antique citadelle. Au-dessus de la porte voûtée, on conserve trois pierres que le sultan Mahomet II a, dit-on, trouées d’un coup de flèche… Beaucoup de maisons sont effondrées, d’autres largement fissurées, car le tremblement de terre de 1920 n’a pas épargné Elbassan. En arrière du bazar, les rues s’enferment entre de hauts murs d’où s’échappent des branches de grenadiers, alourdies de fruits. Parfois le mur est à demi écroulé.