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élevant leurs enfants pêle-mêle autour de la vieille mère. Leur vie s’écoule sans désirs entre le mari, les enfants, les frères, entre le métier familial et le beau jardin enclos de murs. Les vieilles traditions font loi. Le respect dû aux parents d’abord. Jamais un fils, fùt-il lui-même père de famille, ne fume en présence de son père ou de sa mère. Les jeunes hommes ne s’asseoient pas à table. Ils servent les hôtes et demeurent debout pendant tout le repas.

Le respect de la parole donnée, de « la bessa » a rendu proverbiale l’honnêteté des Albanais. Ils exercent l’hospitalité comme un rite sacré. Ils ne remercient jamais assez l’hôte qui leur a fait l’honneur de passer leur seuil. L’Albanais, voyant entrer chez lui son pire ennemi, suspend la « vendetta, » remet sa vengeance, le sert et l’héberge. Il l’épargne également, s’il le rencontre sans armes, ou accompagné d’une femme. Un voyageur ou un fugitif entre-t-il dans une maison de la montagne dont le chef est absent ? Sa femme le remplacera, et fût-elle musulmane, elle servira l’hôte et le guidera jusqu’à la limite du territoire de son village. Il n’arrive jamais que ce passant profite de sa chance... L’adultère est inconnu dans ces montagnes où les femmes ne sont pas voilées et vont et viennent librement, — très rare dans toute l’Albanie, d’ailleurs... Les plus humbles d’entre elles gardent une retenue, une dignité dans leur allure, que nos coutumes occidentales ont dès longtemps oubliées...

— Vous me dites que cette paysanne est aisée, demandais-je un jour à un ami. Pourquoi donc vient-elle en ville avec de si pauvres vêtements ?

— Parce que son mari est absent... me fut-il répondu.

L’amitié est non moins sacrée : l’ami est considéré comme un frère élu et est admis sans restriction, même si sa religion est différente, dans ce clan sévèrement gardé. Et pour symboliser le lien fraternel, les deux « frères d’adoption » échangent une goutte de sang.

Au fond de la chambre assombrie où les jeunes femmes souriantes allaient et venaient, je rêvais à la beauté de ces vieilles traditions, si sévères et si chastes, transmises dans les intérieurs bien clos, et qui confèrent au plus pauvre paysan illettré une sorte de noblesse native, une délicatesse, un sentiment de l’honneur que pourrait à bon droit lui envier plus d’un « civilisé. »