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d’un orchestre. Ils savaient qu’ils partiraient le lendemain peut-être. Aucun n’eut l’idée de soulager l’heure présente par des libations. Il n’y eut pas un cri de haine ou de vengeance. Seulement cette danse solennelle et cet âpre chant. Puis ils ont regagné leurs quartiers pour dormir.

Ils sont partis par la route de Dibra.

La route de Dibra... Ce sont les échelles qu’il faudrait dire. La chaîne des Daïtit, en face de Tirana, se coupe profondément. Un défilé vertigineux donne accès sur l’autre versant. Nous avons parcouru ce défilé. Lorsqu’on a franchi le court espace de plaine, il faut gravir les premières marches des rampes de grès ravinés par les pluies, et où les caravanes, piétinant les mêmes passages depuis des siècles, ont creusé des couloirs si profonds que les cavaliers sont obligés de ramener leurs pieds sur le cou du cheval.

On pénètre dans le défilé et la raide montée commence. La gorge étroite dévale à pic jusqu’au torrent qui apparaît sous la verdure comme un bref éclair bleu. Pavé de blocs entassés à la mode turque, le sentier est à tel point glissant et escarpé que les chevaux, si courageux pourtant, au pied si sûr, hésitent parfois, et tellement étroit que l’on redoute de croiser une autre caravane. Comment deux chevaux de bat, chargés, passeraient-ils côte à côte sans tomber dans le précipice ? On monte, on descend, on remonte et cela pendant cinq heures. L’orifice du défilé inscrit sur l’azur du lointain un V gigantesque. Les parois de rochers coupées net opposent de chaque côté leurs stratifications identiques. On a l’impression d’errer dans les entrailles mêmes de la montagne, accidentellement découvertes. Le sentier grimpe plus raide encore. On approche du point culminant, à l’extrémité de la gorge. Et c’est toujours le bruit du fer égratignant le roc, les souffles haletants, l’effort poussé au paroxysme, — la terrible montagne qui livre à regret le passage... Et c’est par là que les volontaires vont rejoindre leur poste, là que s’achemine tout le ravitaillement... c’est par là qu’on descendra les blessés et les morts.

Le col, enfin. Une vallée s’est ouverte. La chaîne bleue se développe, nue, ravinée, ciselée, portant à ses flancs des sentiers pareils à celui que nous venons de suivre.

Nous n’irons pas plus loin sur la route de Dibra. Notre but, c’est ce village de Bjeish, campé le long d’une arête qui s’avance dans la vallée et domine la rivière paresseuse.