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la bourgeoisie albanaise ne sait point secourir... Tous ces petits enfants aux grands yeux d’affamés et qui ne passeront pas l’hiver...

Je revois les intérieurs où nous avons été accueillis comme des amis. Des visages de femmes se lèvent dans mon souvenir. Cette jeune veuve de Korça qui disait : « Je ne veux pas me remarier, je veux servir l’Albanie... » Notre hôtesse de Premeti qui nous reçut en robe de soie devant sa maison et se tint debout tout le long du repas, sur le seuil de la salle, surveillant le service, et qui, le soir, dansa pour nous la danse nationale, si chastement, les yeux baissés, en chantant à mi-voix, conduisant par la main ses jeunes brus... Et cette paysanne de Drenova que nous regardions cueillir des fruits et qui voulait nous faire emporter toute sa corbeille... et toutes nos hôtesses invisibles qui ont veillé sur notre bien-être, notre repos, multipliant leurs soins avec un raffinement inconnu de l’Occident égoïste et pressé. Et les jeunes institutrices aux yeux fervents qui nous amenaient leurs élèves... La même angoisse les tient éveillées cette nuit, sans doute... Et je sais que la pensée de retenir ces hommes qu’aucune loi n’enrégimente, ne les effleure même pas. Ceux qui sont désignés par l’opinion du village, s’ils ne partaient pas, les femmes les mettraient elles-mêmes hors de la maison. Elles leur diraient avec cette dure ironie qu’on retrouve dans la poésie nationale :

— Va vivre avec les femmes, puisque tu te conduis en femme...

Cette fois-ci, la lutte sera désespérée.

« Nous sommes prêts à mourir, disent-ils. On veut nous donner une Albanie qui ne sera même pas suffisante pour faire un tombeau... »

L’Albanie déchiquetée entre ses voisins, supprimée de la carte du monde, au mépris du droit... Devrons-nous encore assister à cela ?

La bûche s’est écroulée dans un monceau de cendres. Le jour tardif de l’automne parait à l’étroite fenêtre. Les voix s’éveillent dans la chambre voisine. Et le jeune domestique apporte une aiguière d’eau fraîche et des verres fumants, remplis d’une infusion de plantes sauvages.

Nous sommes montés à cheval. Nous quittons le village de Bjeish. Nous gravissons les flancs de la montagne où s’ouvre