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cette supériorité leur est comptée pour un avantage. Il faut avouer que les femmes n’ont pas cette injustice ; on en voit, et Bettine nous en est un exemple, pour qui le génie n’est pas un obstacle à l’amour. Pour Gœthe, qu’est-ce qu’une Bettine ? Un gentil monstre, un objet de curiosité. Approchez, filles de Goethe, raisonnable Charlotte, trop tendre Marguerite, et vous, sublime Claire, faible et douce Marianne, vous, sombre Aurélia, toi-même, folle et légère Philine : vous êtes la sagesse, quelquefois l’héroïsme, souvent l’égarement, la faute, mais vous êtes toujours le dévouement et la beauté. Pas une d’entre vous n’est une « intellectuelle. » Vous êtes le sentiment qui baigne l’existence, comme l’atmosphère éclaire et enveloppe le paysage. Si Bettine avait su ! Elle n’avait pas le dos tourné depuis quinze jours, en novembre 1807, que Goethe s’amourachait d’une autre : et ce que n’avait pu tout le mérite de Bettine, celle-là l’obtenait sans peine, et le cœur du poète se mettait à chanter pour les beaux yeux de Minna Herzlieb, dont personne n’a jamais ouï dire qu’elle eût ambitionné un nom dans la littérature, ni qu’elle eût pour elle autre chose que ses dix-huit ans et l’ombre de ses longs cils flottant sur ses joues rondes. C’est ce contraste piquant que le poète développe dans son subtil roman des Affinités électives : ah ! si Bettine avait su lire ! Elle se fût reconnue dans l’insupportable Luciane, tandis que toutes les complaisances de l’auteur vont à la douce figure de la simple Ottilie.

Bettine ne comprit pas. A peine mariée, elle n’eut rien de plus pressé que de s’annoncer à Weimar et d’y reparaître en triomphe. On avait loué une chambre en ville, pris des arrangements pour un mois. Tout alla d’abord le mieux du monde. On dînait tous les jour§ chez Gœthe, on était présenté à la Cour, Mme von Arnim étincelait, elle divertissait tout le monde par sa manière de raconter des histoires impayables, bref, elle avait de quoi s’applaudir de son succès. Et pourtant, ce succès hâtait la catastrophe. On sait ce qu’avait été le mariage de Gœthe, cette vieille liaison qu’il avait mis vingt ans à régulariser, et qui, dans la société très gourmée de Weimar, constituait le scandale de sa conduite privée. Christiane était « peuple ; » elle avait été belle (voyez les Élégies romaines), et elle avait du cœur (c’est la Claire d’Egmont.) Elle était maintenant alourdie, épaissie ; elle suait la vulgarité. Elle souffrait avec une irritation