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du poète. Elle trouva moyen en outre d’abuser de son nom auprès du souverain. C’en était trop. Gœthe écrivit ses excuses au prince. On a le brouillon. Il est très dur. « Cette teigne est un legs de ma mère, qui m’est incommode à moi-même depuis de longues années. Elle joue l’étourdie, rôle qui lui allait du moins dans sa jeunesse ; elle se prend pour un rossignol et ce n’est qu’un serin. » Pourtant, la colère tombée, il revint à un jugement moins sévère. La dernière personne qu’il reçut, quelques jours avant sa mort, fut le fils de Bettine.


Telle est la véritable histoire de cette amitié célèbre, telle que nous la racontent les textes authentiques. On a vu que le poète avait ordonné de rendre ses lettres à l’auteur. Mais pendant ces vingt ans d’exil et de disgrâce, cette histoire avait pris, dans l’imagination de Bettine, un tour inattendu. Les choses n’étaient plus ce qu’elle avaient été. Bettine leur substituait ce qui aurait dû être. Au lieu de la passionnette de petite pensionnaire, tolérée par bonté, et mendiant un regard ou un mot, Bettine devient l’unique amie, la Muse du grand homme ; elle règne sur son cœur, lui dicte ses plus beaux vers, les chants de Suleïka, elle est en un mot la figure de son « Eternel Féminin : » elle est la Grecque qui donnait des leçons d’amour à Socrate et lui enseignait la musique.

Il s’en fallait de beaucoup, et l’on devine sans peine ce qu’une pareille image suppose de « retouches » au tableau. Encore pourrait-on excuser ce mirage. Mais Bettine ne s’est pas arrêtée en si beau chemin. Elle ne se contente pas de broder et de « donner de l’air à son imagination. » Il ne lui suffit pas de forger de véritables faux, et de se faire décerner par Goethe des louanges invraisemblables, dont il est impossible de ne pas sentir la bouffonnerie. Elle fait pis. Dans ces interminables amplifications, qu’elle ajoute à son premier texte, et qui arrivent, en le défigurant, à en tripler le volume, on sent se développer une implacable haine. Pas une de ces additions, en apparence inoffensives, qui ne respire une profonde et sourde malveillance. Il s’était accumulé dans l’âme ulcérée de Bettine vingt ans de jalousie et d’humiliations, de rancunes, de vanité blessée, de souffrance et d’affronts dévorés en silence. La poche de fiel se vide. C’est un chef-d’œuvre de perfidie. Tout ce qu’on peut