Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/463

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du nom d’amour. Elle l’a avoué un jour dans son Ambrossa, qui est, comme on sait, un « arrangement » de ses lettres à son amant le poète Nathusius : « Si j’ai fait sonner aux oreilles de Gœthe tout l’enchantement de mes mélodies amoureuses, c’est qu’il m’inspirait, et non pas que je fasse réellement éprise. »

Et elle le dit à Gœthe lui-même, en lui parlant de son « moi » d’avant lai : « J’étais une mélodie qui cherchait des paroles. » Gœthe, pour elle, c’est un sujet, un thème littéraire !


Un soir, — écrit-elle à Jacobi, après un violent dépit qu’elle avait éprouvé à Weimar dans les premiers temps de son amour, — j’entendis de la musique dans la rue ; je me mis à la fenêtre ; ma douleur parvint à son comble, je luttais en vain contre les larmes. Je me dirigeai vers la glace : un douloureux fantôme, presque immatériel, m’apparut. Je jetai sur le spectre un regard de compassion ; il me rendit mon regard. Ce regard me pénétra : j’appuyai mes lèvres brûlantes sur le miroir glacé, et baisai ardemment mon image. Soudain, les vers du monologue d’Iphigénie : « Bois sublimes, me voici sous vos ombres sacrées... » me revinrent en mémoire. Je me mis à déclamer tout le morceau avec chaleur ; mon enthousiasme se ranima, un torrent de vie m’inonda la poitrine ; je m’agenouillai, en priant Dieu de m’épargner le retour d’une pareille épreuve, et je dormis le reste de la nuit mieux qu’à mon ordinaire.


Cette amoureuse d’elle-même, ce Narcisse femelle, c’est tout Bettine : est-ce là aimer ?

Aussi, parmi les femmes de Gœthe, dans ce cortège féminin qui accompagne la vie du poète, la mieux douée sans doute est Bettine Brentano, et pourtant, elle n’a pas sa place dans leur troupe. On ne rencontre pas son ombre sous les myrtes, où errent tant de doux fantômes, Lotte, Maxe, Lilli, Frédérique, Minna, Marianne, Utrique. La sienne flotte à l’écart, anxieuse entre le dépit et la vengeance, et l’on se répète, en la voyant, le verset du mystique : amer dulcis est et patiens et humilis. Nous devons à cette orgueilleuse le funeste présent de ces livres qui cherchent à se nourrir de la gloire des grands hommes. Combien de ses imitateurs n’ont pas eu son talent, ni ce qui fait l’intérêt étrange du « cas Bettine ! » Et combien, en livrant leurs confidences à la postérité, avaient au moins l’excuse de pouvoir dire comme elle : « C’est peu de chose, mais c’est unique ! »


LOUIS GILLET.