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chaque homme, et les cavaliers à pied tenant leurs chevaux par la bride, l’Empereur passa à pied devant le front du rang déployé, questionna les hommes, visita les armes, les sacs, l’habillement avec une lenteur presque désespérante. Il visita de même les chevaux, les canons, les caissons, les fourgons, les ambulances avec la même sollicitude, la même attention que pour l’infanterie. Cette longue et minutieuse inspection terminée, les régiments se reformèrent dans leur ordre habituel, pour qu’il vît l’ensemble des troupes et les fit manœuvrer. Déjà quelques mouvements avaient été exécutés, lorsque survint un orage furieux, déchaîné, épouvantable : toute cette splendeur, ces éclatantes dorures, ces brillants uniformes furent ternis, salis, mis hors de service, surtout ceux des chasseurs à cheval et de l’artillerie, si élégants et si riches. Moins d’un quart d’heure suffit pour rendre, le terrain impraticable, et interdire même le défilement. On se retira triste, défait comme si on eût perdu une grande bataille.

Quelques jours après, nous reçûmes l’ordre de nous tenir prêts à partir pour le 20. Cette nouvelle fut reçue avec joie. On était ennuyé depuis longtemps de cette vie douce et tranquille, de ce bien-être qu’on ne sait pas apprécier quand on ne le compare pas avec les souffrances passées et si vite oubliées.

Envoyé en Prusse, Barrès part le 20 septembre, traverse Mayence, Francfort, Bamberg où une déclaration impériale, datée du 6 et annonçant la déclaration de guerre à la Prusse, est lue aux compagnies formées en cercle. Puis il bivouaque aux alentours de la petite ville d’Auma.

Il nous fut défendu d’entrer dans Auma, petite ville de Saxe, assez jolie ; mais n’ayant pas de vivres, la faim, qui chasse le loup du bois, comme dit le proverbe, nous fit enfreindre la consigne. J’étais dans une cour avec plusieurs autres chasseurs, en train de dépecer un cochon que nous venions de tuer, lorsque le maréchal Lefebvre, commandant la Garde à pied, et le général Rousset, chef d’Etat-major général de la Garde impériale, y entrèrent. La peur nous glaça d’effroi, et nous fit tomber les couteaux des mains ; impossible de fuir, ils avaient fermé la porte sur eux. D’abord, grande colère, menace de nous faire fusiller ; mais après avoir été entendus, ils nous dirent, moitié en colère, moitié en riant : « Sauvez-vous bien vite au camp, sacrés pillards que vous êtes ; emportez votre maraude sans qu’on la