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L’Empereur déjeuna devant la compagnie, en attendant que le brouillard se levât. Enfin, le soleil se montra radieux, l’Empereur monta à cheval, et nous nous portâmes en avant. Jusqu’à quatre heures du soir, nous manœuvrâmes pour appuyer les troupes engagées. Souvent notre approche suffisait pour obliger les Prussiens et les Saxons à abandonner les positions qu’ils défendaient ; malgré cela, la lutte fut vive, la résistance désespérée, surtout dans les villages et les bouquets de bois, mais une fois que toute notre cavalerie fut arrivée en ligne et put manœuvrer, alors ce ne fut plus que désastre. La retraite se changea en déroute, et la fuite fut générale.

L’Empereur nous arrêta sur un plateau découvert et très élevé, où il resta près d’une heure à recevoir les rapports qui lui arrivaient de tous les points, à donner des ordres et à causer avec les généraux. Placé au milieu de nous, nous pûmes le voir jouir de son immense triomphe, distribuer des éloges, et recevoir avec orgueil les nombreux trophées qu’on lui apportait. Couché sur une immense carte ouverte, posée à terre, ou se promenant les mains derrière le dos, en faisant rouler une caisse de tambour prussien, il écoutait attentivement tout ce qu’on lui disait, et prescrivait de nombreux mouvements.

Après que ces masses de prisonniers, ces innombrables canons eurent défilé devant les vainqueurs, que le canon ne se fit plus entendre, ou du moins que ses détonations furent très éloignées, l’Empereur rentra à Iéna, suivi de la Garde à pied. Nous avions plus de deux lieues à faire, il était plus de cinq heures ; aussi nous ne pûmes arriver qu’après sept heures du soir. On se logea militairement, chaque caporal amenant son escouade avec lui. Une maison d’assez belle apparence nous engagea à y entrer ; nous étions les premiers, nous en primes possession : c’était un pensionnat de demoiselles. La cage était restée, mais les oiseaux s’étaient envolés, en laissant leurs plumes, du moins une partie de leurs bardes : les pianos, les harpes, les guitares, leurs livres, de charmants dessins ou gravures et des fournitures de bureau à satisfaire tous les besoins et tous les goûts. Les appartements étaient élégamment meublés et très coquets. Je profitai de cette circonstance pour écrire à mon frère aîné une longue lettre, où je lui rendais compte de notre brillante victoire.

A travers la Saxe et la Prusse, et après quelques jours d’une marche pénible dans les sables des bords de l’Elbe, Barrès gagne