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la neige qui surexcitait mes souffrances. J’étais arrivé au point de ne pouvoir plus me conduire. Ce repos, d’une heure peut-être, me soulagea, et me permit de continuer avec le régiment le mouvement d’en avant qui s’exécutait.

À la sortie du bois, nous trouvâmes une plaine, et puis une hauteur que nous gravîmes. C’était pour enlever cette position que les fortes détonations que nous avions entendues quelques heures auparavant, avaient ou lieu. Le 4e corps l’enleva et jeta l’ennemi de l’autre côté d’Eylau, mais il y eut de grandes pertes à déplorer. Le terrain était jonché de cadavres de nos gens ; c’est là qu’on nous établit pour passer la nuit. On se battait encore, quoiqu’il fît déjà noir depuis longtemps.

Une fois libre, on se mit en quête de bois, de paille, pour passer la nuit ; il neigeait à ne pas s’y voir et le vent était très piquant. Je me dirigeai vers la plaine avec cinq ou six autres de mes camarades. Un peu loin, nous trouvâmes un feu de bivouac abandonné, très ardent encore, et beaucoup de bois ramassé. Nous profitâmes de cette bonne rencontre pour nous chauffer et faire notre provision de ce que nous cherchions. Pendant que nous étions à philosopher sur la guerre et ses jouissances, le bêlement d’un mouton se fait entendre. Courir après, le saisir, l’égorger, le dépouiller, tout cela fut fait en quelques minutes. Mettre le foie sur des charbons ardents, ou le faire rôtir au bout d’une baguette, nous prit moins de temps encore ; nous pûmes, par cette rencontre providentielle, sinon satisfaire notre dévorante faim, du moins l’apaiser un peu. Après la dégoûtante pâture que nous venions de faire, de retour au camp, on nous dit qu’on trouvait dans Eylau des pommes de terre et des légumes secs. Nous y allâmes, en attendant que le mouton que nous apportions pût être cuit. En effet, nous trouvâmes en assez grande quantité ce que nous cherchions ; fiers de notre trouvaille et satisfaits de contribuer pour notre part à la nourriture de nos camarades, nous revenons au camp, mais on dormait à la belle étoile, presque enseveli sous la neige. Nous qui suions, malgré le froid, nous pensâmes que ce repos, après une agitation et des courses si répétées, nous serait funeste. Nous résolûmes de retourner à Eylau avec tout notre fourniment, en nous disant que nous entrerions dans les rangs, au passage du régiment, qui devait aller, selon nous, coucher à Kœnigsberg le même jour.