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A peine avions-nous dormi deux heures, que le jour arriva et avec lui une épouvantable canonnade dirigée sur les troupes qui couvraient la ville. S’armer et chercher à sortir de la ville no fut qu’une pensée, mais l’encombrement à la porte était si grand, occasionné par la masse des hommes de tous grades et de tous les corps qui bivouaquaient en avant ou autour d’Eylau, que le passage en était pour ainsi dire interdit. L’Empereur, surpris comme nous, eut des peines inimaginables pour pouvoir passer. Pendant ce temps-là des boulets perdus venaient augmenter le désordre. Nous arrivâmes à notre poste avant que le régiment eût reçu l’ordre de se porter en avant. J’avais tant lutté, tant couru, que j’étais hors d’haleine.

8 février. — Le régiment descendit la hauteur en colonne et se dirigea à la droite de l’église où il se déploya. Déjà plusieurs boulets avaient porté dans le régiment, et enlevé bien des hommes. Une fois en bataille, et assez à découvert, le nombre en fut bien plus grand. Nous étions sous les coups d’une immense batterie qui tirait sur nous à plein fouet et exerçait dans nos rangs un terrible ravage. Une fois, la file qui me touchait à droite fut frappée en pleine poitrine ; un instant après, la file de gauche eut les cuisses droites emportées. Le choc était si violent que les voisins étaient renversés comme les malheureux qui étaient frappés. On donna ordre d’emporter les trois derniers à l’ambulance établie dans les granges du faubourg qui était à notre gauche. Un de mes camarades réclama mon assistance : c’était un vieux soldat breton qui m’était très attaché. Je souscrivis avec empressement à son désir, et le portai avec trois autres de mes camarades dans la maison où se trouvait le docteur Larrey. Nous apprîmes le lendemain, par le capitaine, qu’il nous avait donné sa montre en or, dans le cas qu’il succomberait à l’amputation de sa cuisse.

Pendant notre absence, le régiment fit un mouvement vers sa droite, et se trouva placé par la disposition du terrain derrière une légère élévation qui le garantissait de quelques coups. L’Empereur, qui sentait la nécessité de ménager sa réserve pour l’employer plus tard, si les événements, qui devenaient critiques, l’y contraignaient, avait donné cet ordre. Pour rentrer dans nos rangs, nous fûmes obligés de défiler sous une grêle de boulets, dont les coups étaient si rapprochés qu’on ne pouvait faire six pas sans être arrêté par l’explosion d’un obus, ou le ricochet