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d’un projectile. Enfin, j’arrivai sain et sauf, mais deux de mes camarades étaient tombés morts sur la hauteur.

Pendant quelque temps, une neige, dont l’épaisseur est inconnue dans nos climats, nous donna un peu de répit ; le restant de la journée s’écoula lentement, recevant de temps à autre des marques non équivoques de la présence des Russes en avant de nos lignes. Enfin, vers la fin du jour, ils nous cédèrent le terrain et se retirèrent en assez bon ordre, loin de la portée de nos canons. Une fois leur retraite bien constatée, nous fûmes reprendre notre position du matin, bien cruellement décimés et douloureusement affectés de la mort de tant de braves.

Ainsi se termina la journée la plus sanglante, la plus horrible boucherie d’hommes qui ait eu lieu depuis le commencement des guerres de la Révolution. Les pertes furent énormes dans les deux armées, et quoique vainqueurs, nous étions aussi maltraités que les vaincus.

9 février. — Même position. Dans la journée, je fus envoyé en corvée à Eylau, mais comme elle n’exigeait pas un retour immédiat au camp, j’en profitai pour visiter le champ de bataille. Quel épouvantable spectacle présentait ce sol naguère plein de vie, où 160 000 hommes avaient respiré et montré tant de courage ! La campagne était couverte d’une couche épaisse de neige que perçaient, çà et là les morts, les blessés et les débris de toute espèce ; partout de larges traces de sang souillaient cette neige, devenue jaune par le piétinement des hommes et des chevaux. Les endroits où avaient eu lieu les charges de cavalerie, les attaques à la baïonnette et l’emplacement des batteries étaient couverts d’hommes et de chevaux morts. On enlevait les blessés des deux nations avec le concours des prisonniers russes, ce qui donnait un peu de vie à ce champ de carnage. De longues lignes d’armes, de cadavres, de blessés, dessinaient l’emplacement de chaque bataillon. Enfin, sur quelque point que la vue se portât, on ne voyait que des cadavres, que des malheureux qui se traînaient, on n’entendait que des cris déchirants. Je me retirai épouvanté.

Resté à Eylau, jusqu’au 16 inclus. Je retournai encore une fois sur ce champ de désolation pour bien me graver dans la mémoire l’emplacement où tant d’hommes avaient péri, où 16 généraux français étaient morts ou avaient été blessés à mort, où un corps d’armée, des régiments entiers avaient succombé. Sur la