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prendre l’air en déambulant sur les trottoirs du boulevard Saint-Germain qui venait d’être achevé. Nous causions à l’infini. Nos deux vies se développèrent parallèlement. Je rencontrai Albert Sorel partout : chez Gaston Paris, chez Taine, chez Delaroche-Vernet, chez Boutmy, à la Revue des Deux Mondes, à la Revue historique, à la Revue Critique, au Sénat, au ministère des Affaires étrangères, et nous reprenions à perte de vue nos conversations à peine interrompues.

Nous parlions de nos études, lui de la Révolution française, moi de Richelieu. Il me récitait ses pastiches de Victor Hugo, si pénétrants et si bouffons. Il se perdait en conjectures sur les détours de la politique, depuis l’aventure du 16 mai jusqu’au temps de Jules Ferry et de M. Méline. Un jour, je fus chargé, par Gambetta, d’offrir à Albert Sorel la direction politique au ministère des Affaires étrangères : il déclina l’offre si honorable, entendant se consacrer uniquement à son œuvre historique et à son enseignement. Il fut, toute sa vie, l’homme d’un seul livre. Il resta penché sur son sillon et mourut à la peine. Et comme il avait raison ! Quelle vie fut supérieure à la sienne et quels résultats plus durables que le monument qu’il laisse ?

Aux portes de l’Académie, quand l’heure vint de m’y présenter, je trouvai Albert Sorel. Et, à l’issue de chaque séance, nous reprenions nos déambulations le long des quais. Il ne tarissait pas sur un sujet toujours le même et qui devenait sa hantise au fur et à mesure que nous avancions en âge : la France. Les vieillards ne pensent qu’à l’avenir. Peu à peu, je vis ses forces décliner : il ne se plaignait pas, mais se savait atteint. Sa pensée s’élargissait encore. Il ne regardait plus seulement en avant, mais au-delà. Son œuvre s’achevait ; nous célébrâmes la dernière page du dernier volume en un banquet où j’eus l’honneur de parler au nom des amis de Sorel, et quelques mois après, à l’issue d’une admirable conférence qu’il fît, sur Corneille, dans son cher Rouen, il tomba.

Albert Sorel est toujours près de moi. Son souvenir est là ; son œuvre est là On me demande ce qu’il eût pensé de la guerre, ce qu’il eût pensé de la paix qui a suivi la guerre. Qu’eût-il dit de cette nouvelle Europe, de cette Europe libérée, mais dissociée et si terriblement menacée, que l’on nous a faite ?...