Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/584

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Je profite du calme de la traversée pour rassembler mes impressions.

La plus forte est certainement la vue du canal lui-même : c’est une œuvre unique au monde, et qui restera unique, pour autant qu’on puisse prévoir l’avenir : il ne reste plus de continents à séparer, ni d’Océans à réunir. Si le XIXe siècle a vu se terminer le canal de Suez et commencer le canal de Panama, le XXe verra probablement le tunnel sous le Pas-de-Calais et le tunnel sous le détroit de Gibraltar ; mais nous pensons que ces œuvres n’apparaîtront pas dans l’avenir avec la même importance, ni avec le même prestige.

L’idée de percer l’Isthme de Panama avait été présentée pour la première fois au roi d’Espagne Philippe II, et ses conseillers ecclésiastiques l’en auraient détourné, dit-on, par le scrupule de porter atteinte à la volonté du Tout-Puissant : si Dieu avait voulu que les Océans fussent réunis, il les aurait réunis lui-même. L’anecdote demande confirmation, mais elle apparaît vraisemblable.

Vers 1828, Gœthe disait à Eckermann qu’il aurait voulu « tenir encore pendant une cinquantaine d’années » pour voir le canal de Suez, celui de Panama et la jonction du Rhin au Danube : « Je voudrais vivre ces trois grandes choses ! » et il pensait contempler de ses yeux leur réalisation par ses contemporains, car « rien ne parait impossible à quelqu’un qui a servi sous Napoléon et secoué le monde avec lui. »

Pourtant, deux générations au moins se sont succédé entre le percement des isthmes et la disparition de l’Empereur, auquel on ne peut rendre à cette occasion qu’un hommage bien indirect. Les auteurs de ces œuvres formidables n’en paraîtraient que plus grands à Gœthe, qui dominait les hommes d’assez haut pour ne pas les soumettre aux classifications simplistes où se complaisent les esprits médiocres ; Gœthe voyait indépendants les uns des autres les sommets qui ont dominé l’humanité ; il pensait que les héros de l’action, de l’épée, peuvent être au moins égaux à ceux du verbe, de la science. En considérant Mozart, Phidias, Raphaël, Lessing, Humboldt, Frédéric II, le tsar Pierre, Napoléon, il dit : « Qu’est-ce que le Génie, sinon une force créatrice ?... Il y a une productivité des actes qui, dans bien des cas, occupe le degré le plus élevé de l’importance. »

L’œuvre maintenant terminée fait honneur à l’homme et on