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affable, m’a fait remarquer que je devais acquitter un supplément de dix pour cent, parce que je n’achetais pas le livre à sa maison d’édition. — Au café, une innocente glace, payée six fois son prix d’avant-guerre, m’a valu une taxe de luxe. J’ai commencé à être inquiet, et je me suis demandé si l’argent que j’avais apporté pour le voyage me suffirait... Encore n’ai-je aucun droit à me prendre pour une victime ; l’étranger qui se plaindrait de la vie chère, alors qu’il jouit de l’énorme bénéfice du change, aurait tort. J’ai quelque pudeur à penser qu’on me donne cent soixante-quinze lire pour mes cent francs ; j’ai compassion de ceux pour qui une lire ne vaut qu’une lire. Ce ne sont pas les touristes qui souffrent, mais les habitants.

On m’approuve fort ; et chacun aussitôt de dire son mot sur le même thème. Les variations n’en finissent plus. La maladie est chronique, dit un des médecins, qui aborde le rôti de l’air d’un homme qui n’entend pas faire diète. Par intervalles paraissent des décrets impératifs, qui ramènent théoriquement les prix à des tarifs raisonnables ; aussitôt les marchandises disparaissent et s’engloutissent dans des cachettes mystérieuses, d’où elles ne sortent qu’une fois le danger passé, et renchéries comme il est juste... Un des professeurs, qui prend dans la discussion des airs de mouton enragé, l’interrompt ici :

— Ne vous plaignez pas, lui dit-il ; les prix augmentent, même ceux de vos consultations ; vous n’y perdez rien, peut-être même y gagnez-vous quelque chose pour finir. Mais que dirons-nous, pauvres hères, qui touchons nos traitements d’il y a vingt ans, ou peu s’en faut ? L’après-guerre a renouvelé le sens de l’expression devenue banale, la lutte pour la vie ; elle l’a rendue tragique pour nous.

Si encore les affaires marchaient ! Mais l’inertie est générale. Tout d’un coup, un accès de fièvre semble s’emparer des trafiquants ; des spéculateurs achètent tout ce qui est achetable, dans l’espoir hypothétique que la situation va s’améliorer, et qu’on vendra. L’hypothèse se trouve fallacieuse, et le spéculateur est ruiné. Rien n’est plus joyeux, d’ordinaire, qu’un commis-voyageur : il paraît qu’on en rencontre maintenant qui sont tristes au point de vous donner le spleen. Ils déclarent qu’ils prennent une peine énorme pour ne rien gagner au bout du compte, que, de mémoire d’homme, on n’a vu période plus ingrate, que les clients s’obstinent à attendre la baisse et que le