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américains ont proposé des conditions si dures, que l’État interdit cette ressource désespérée ; et personne ne sait au juste comment les choses vont finir. Personne ; sauf les contribuables, qui s’en doutent bien un peu.

Mais l’abbé, le vigoureux abbé qui a écouté les autres sans trop intervenir, aussi longtemps qu’on n’en fut pas au dessert et que le Barbera n’apparut point sur la table, n’entend pas qu’on se lamente ainsi. Il prend la parole à son tour ; et vous ne le feriez plus taire. Bien au contraire, les objections ne réussissent qu’à l’animer, et lui inspirent une nouvelle ardeur.

— Parbleu, dit-il, ne soyons pas si pessimistes, et sachons voir plus loin que le bout de notre nez. Vous allez faire croire à notre excellent ami, ici présent, que nous sommes perdus pour toujours, ou pour longtemps ; et c’est ce qu’il ne manquera pas de répéter en France, lorsqu’il y rentrera. Donnons-lui de nous-mêmes une plus juste idée, et plus raisonnable. D’abord, nous ne souffrons pas autant que vous voulez bien le dire. Et je le prouve. Savez-vous ce qui s’est produit en Italie, pendant la guerre et aussitôt après ? Une révolution sociale, tout simplement. Les classes moyennes, qui avaient été lentes à se former chez nous, mais qui se formaient enfin, contribuant pour une large part à la prospérité de notre jeune royaume, ont été arrêtées tout net dans leur développement. Les rentiers, incomparablement moins nombreux qu’en France, mais qui n’étaient plus si rares dans l’Italie du Nord ; les petits propriétaires ; les commerçants qui vendaient autre chose que des victuailles ou des habits ; les employés ; les gens qui exercent les professions libérales ; vous, messieurs, et moi-même, s’il vous plaît, nous avons été dépossédés de notre rang. Tandis que nous restions sur place, nous avons vu passer devant nous, à grande vitesse, les techniciens, les artisans, les ouvriers, même les manœuvres, les gens dont on avait besoin tout de suite et sans barguigner. Nous ne sommes plus les classes moyennes ; nous sommes la classe inférieure. Comment cette révolution sociale, si brusquement accomplie, ne serait-elle pas accompagnée de souffrance ? Seulement, cette souffrance n’est pas également répartie entre tous. Ceux qui doivent user jusqu’à la corde leurs vieux habits et jusqu’à la semelle leurs vieilles chaussures, ceux qui voyagent en troisième, ceux qui se sentent déchus et misérables, font très légitimement entendre des plaintes dont on est d’abord