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frappé, mais qui ne traduisent pas un état général. On les écoute de préférence, parce qu’ils avaient l’habitude d’exprimer l’opinion moyenne du pays, et que d’ailleurs ils savent parler. Mais ils ne sont pas les seuls. Le paysan lombard ne manque de rien, je vous assure. Le bon ouvrier milanais, qui gagne de trente à quarante lires par jour, ne manque ni du nécessaire, ni du superflu. Supposez une famille de six personnes vivant sous le même toit et mettant en commun les salaires à la fin de la semaine : calculez le revenu. Il est vrai que nous avons des chômeurs ; quatre cent mille dans le royaume, paraît-il. C’est beaucoup ; c’est assez pour produire dans les grandes villes industrielles, comme Turin, un état de malaise ; mais, étant donné la misère générale des temps, et si je songe à un pays comme l’Angleterre, par exemple (à ne parler que des plus riches et des plus heureux), c’est relativement peu. Ainsi, n’exagérons rien. Un brusque renversement des valeurs sociales a plongé dans la détresse une classe qui, avant la guerre, était en pleine ascension : ceci n’est que trop vrai. Mais, dans l’ensemble, l’Italie ne souffre pas plus que le reste de l’Europe ; plus que certaines nations, moins que d’autres, moins que beaucoup d’autres. Elle reste parmi les plus vigoureuses, parmi les plus sûres de leur avenir.

On voudrait répliquer ; mais l’abbé, après s’être réconforté d’une rasade, reprend la parole d’autorité.

— Oui, parmi les plus sûres de leur avenir ; et je le prouve aussi. C’est facile ; car rien n’est plus clair. Qu’était l’Italie avant la guerre ? Un pays qui avait conscience d’être en progrès continu. Mal doué par la nature pour ce qui est des ressources économiques : pas assez de mines et trop de montagnes. Mais sobre, frugal, se contentant du peu qu’il avait ; obligé de beaucoup acheter à l’étranger, exportant moins qu’il n’importait ; mais équilibrant ses finances et les faisant prospérer par l’appoint de deux ressources exceptionnelles : l’afflux des voyageurs qui venaient admirer ses ruines, ses musées, ses églises, le pittoresque innombrable de ses villes, son ciel, ses mers ; et l’émigration, puisque six cent mille des nôtres, et davantage, quittaient chaque année notre patrie, et lui renvoyaient fidèlement le meilleur de leur gain, en attendant le jour où ils rentreraient eux-mêmes, et bâtiraient sur le sol de leur village retrouvé la demeure stable qu’ils avaient rêvée toute leur vie.