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voisin, après minuit, viennent exécuter mollement des danses fatiguées. Du reste, peu d’assistants. Aux tables de luxe, où la consommation du Champagne est obligatoire, de rares soupeurs. Aux autres places, des curieux. A Paris, tout cela n’est pas très gai. Ici, c’est triste. On sent trop que ce plaisir frelaté est d’importation.

Ceux qui m’ont fait connaître ce lieu de délices me présentent un jeune industriel qu’ils plaisantent. « Il a gagné des millions pendant la guerre. C’est un nouveau riche... »

Et lui, philosophe : « C’est vrai, j’ai gagné des millions pendant la guerre. Depuis, j’ai tout reperdu. Et je ne suis pas le seul dans ce cas. Ainsi va le monde... »

Partout, et même ici, le souvenir de la guerre nous hante et nous obsède. Mais loin du monde et de ses vicissitudes, enfin à l’abri, j’ai découvert une oasis pacifique. Il s’agit d’un théâtre extraordinaire, d’un théâtre comme on n’en voit plus, d’un théâtre comme on n’en voit pas. Fi de tous les autres ! C’est un théâtre de marionnettes, qui s’appelle du nom de son principal acteur, le Gerolamo. Les marionnettes y jouent tous les soirs la tragédie, la comédie ou l’opéra, comme au naturel. Il y a généralement un ballet ; la première danseuse rendrait des points aux ballerines de la Scala. Elle a un tutu blanc, comme elles ; et en outre, des colliers de perles et des bracelets qui scintillent à la lumière de la rampe. Elle a des cheveux blonds, des joues roses, et elle ne cesse jamais de sourire, comme c’est l’habitude des danseuses et des poupées. Elle bondit, tourne, virevolte, fait mille grâces ; il suffit d’un peu de bonne volonté pour ne pas apercevoir les fils.

L’orchestre est composé d’un piston, d’un trombone, d’une clarinette et d’un piano, qui s’entendent comme ils peuvent. Pour se distraire en attendant le début de la pièce, le public mange des oranges ; une odeur aigrelette se répand dans l’atmosphère. J’avoue que j’ai oublié le nom de la tragédie ; mais je me souviens qu’elle était terrible. J’y ai vu des guerriers tout bardés de fer ; un roi à grande barbe noire, tout resplendissant de velours et d’or, qui ne disait pas : u ma femme, » mais « ma très noble épouse, » et sa très noble épouse, pour ne pas être en reste, l’appelait son très illustre époux. Tous sautillaient avec une dignité suprême. La princesse, qui est la fille du roi, mais que le roi ne saurait reconnaître parce qu’elle lui a