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de mener à la fois plusieurs vies. On vient le trouver jusqu’en sa retraite, de tous les points du globe : hier, c’était un groupe de Japonais qui lui exprimaient leur admiration, voyant en lui le représentant de l’homme moderne ; avant-hier, c’étaient des journalistes américains qui voulaient à tout prix savoir son avis sur la Société des nations, sur l’avenir du monde, et sur quelques autres bagatelles. De toute l’Italie, on s’adresse à lui ; les jeunes gens surtout, qui cherchent une force dans le désarroi de l’heure présente. Il s’occupe de ses anciens légionnaires, au point d’assurer le sort de plusieurs d’entre eux avec une générosité qui ne s’est jamais démentie. Il a entrepris une grande édition de ses œuvres complètes. Il corrige, non sans remaniements infinis, les dernières épreuves de son Notturno, qu’il considère, me dit-il, comme la plus belle de ses œuvres. Il a des projets de romans, de pièces de théâtre, — voire de théâtre pour marionnettes. Il veut voyager. Plusieurs vies à la fois, en vérité, dont chacune suffirait à l’activité d’un homme ordinaire...

L’automobile est prêt : il est près de minuit, le commandant va partir. Mais non pas sans qu’on ait donné un coup d’œil au jardin, qu’éclaire féeriquement le clair de lune. On est tout d’un coup baigné dans cette douce lumière bleuâtre. . Au pied de la villa, le lac étend sa splendeur dormante ; on entend le clapotis de l’eau. Tout semble vivre d’une vie mystérieuse ; les orangers et les citronniers tressaillent ; l’agavier redresse sa silhouette pauvre et fière ; on distingue à travers l’épaisseur du feuillage les fruits pressés des kakis, qui regrettent la chaleur du jour. Les rayons lunaires glissant sur les antiques statues semblent éveiller la pierre elle-même : et voilà que vivent aussi les dames et les seigneurs vénitiens, debout sur la balustrade, occupés à regarder éternellement les eaux ; voilà que frémissent les Pomones et les Flores des pelouses ; et les deux petits lions de Venise, montant la garde devant la porte de fer qui dot l’escalier moussu, se racontent leur antique gloire et se regardent gravement.


APRÈS DEUX MOIS DE SÉJOUR

Voilà deux mois que je séjourne en Italie.

En arrivant, j’avais, je m’en souviens, quelque appréhension ; de si étranges nouvelles nous étaient parvenues ! Cette