Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/650

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

j’ai voulu confronter son œuvre avec la génération née depuis elle, avec les tendances nouvelles de l’Art, et avec mes goûts habitués à d’autres régals. Je suis retourné au Luxembourg. C’était un dimanche : il y avait foule, et personne dans cette foule, ce jour et à cette heure-là n’avait connu les modèles des effigies exposées : Léon Coignet, le cardinal Lavigerie, Mme Pasca... Et voici que, dès la porte, dès les salles voisines, à la première approche, le miracle, — un miracle grossier, si l’on veut, une supercherie esthétique, — se reproduisait après si longtemps : près de cinquante ans pour le portrait de Mme Pasca : l’illusion de la présence réelle. La magie du pinceau opérait : les figures de Donnat sortaient de leur cadre et se mêlaient à la foule. Et, de toutes celles de ce musée, c’était les seules à rivaliser de relief, de poids, de densité avec les gens qui allaient et venaient, à « tenir le coup » au milieu des vivants. Je parle des figures des poitrails et aussi de l’extraordinaire pauvre Job sur son fumier. Retournez les voir. Les figures voisines s’effacent, s’éliment, rentrent dans la toile, paraissent des images plates à côté. Sans doute, elles ont parfois des vertus que celles de Bonnat n’ont pas. Par exemple, Degas ne nous donne point dans son groupe de portraits en famille l’impression de la densité, de la pesanteur qu’ont les corps réels, mais il est infiniment plus coloriste et savant en harmonies. Whistler non plus avec le portrait de sa mère, tout à fait plat, ni Carrière avec ses têtes d’expression, et même ses portraits, semblables à des irradiations fluidiques ; mais ils ont cherché tout autre chose que le relief, et parfois la subtile saveur de leurs trouvailles enchante les regards plus que l’aspect de la vie. Toutefois, quand on a dit tout cela, il reste que la plupart des artistes les plus illustres qui peuplent ces salles : Cabanel, Carolus Duran, Benjamin Constant, Gabriel Ferrier, Fantin-Latour lui-même, M. Gervex, et bien d’autres, ont cherché ce que cherchait Bonnat : — à nous mettre en présence de leurs contemporains, tels qu’ils étaient quand ils étaient vivants, — et que Bonnat seul y pst parvenu. L’homme qui a si pleinement réalisé ce que tant d’autres ont cherché vaut qu’on s’arrête à considérer son œuvre au moment où elle est fixée ne varietur par la mort, qu’on dise quelle sorte d’homme fut l’ouvrier et quelles sont ses chances, malgré tous les retours et les sautes des opinions successives, de vivre après lui.