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même à la certitude imprudente ; je me trompais sans doute. Mais admettons qu’ils soient tels que le disent les observateurs attentifs que M. Jean Carrère a consultés : il resterait encore à démontrer que c’est la faute à ces grands écrivains du siècle dernier, successeurs de Rousseau jusqu’à Verlaine et Zola.

Pour infliger aux littérateurs une si grave responsabilité, voulons-nous accorder tant d’influence à la littérature ? Oui, répond M. Jean Carrère. Et, par exemple, voici, comme il l’entend, l’influence de Balzac. Le résultat de l’œuvre de Balzac ? « Nous l’avons devant nous, manifeste et éclatant, et il s’appelle la société contemporaine. Le monde de Balzac ost sorti de ses livres pour venir habiter parmi nous ; et ses héros sout aujourd’hui nos maîtres. » Vous lisez cela et vous craignez que l’expression vive ait dépassé la pensée de M. Jean Carrère. Pas du tout ! Il insiste : « Oui, reprend-il, c’est à l’auteur de la Comédie humaine que nous devons l’assaut toujours croissant des ambitions les plus grossières, et ce tourbillon de cupidités insatiables qui, d’un bout à l’autre de la France, fait se ruer vers le pouvoir ou la fortune toute la cohue des affranchis déchaînés ! C’est lui qui, par son œuvre aux paroles magiques, s’en va, dans toutes les provinces, sonner à l’oreille trop complaisante des plébéiens encore mal débarbouillés de leur terre natale la diane d’appel pour la conquête de Paris ! C’est lui enfin qui, par l’éclat des exemples aussi bien que par la subtilité des théories, a fait surgir du fond troublé de la race ce type innombrable et malfaisant, dont le bourdonnement est la plaie de notre pays et la honte de l’esprit moderne : l’arriviste ! » C’est lui, c’est lui, c’est lui... Eh ! bien, non, ce n’est pas lui !

Pour attribuer à Balzac toute l’influence et toute l’efficacité à laquelle nous devons la société contemporaine et ses torts, il faut supprimer toute autre influence et l’efficacité des événements. C’est transformer Balzac en démiurge, après l’avoir appelé un colosse. Un colosse, tant qu’on voudra : et ce n’est que façon de dire ; mais, un démiurge, non. La société contemporaine, et telle que la peint à grands traits M. Jean Carrère, n’est pas l’œuvre de Balzac. L’auteur de la Comédie humaine a décrit la société de son temps ; et le monde nouveau continue le monde ancien : de sorte que la société de nos contemporains dérive de la société que Balzac eut sous les yeux. Mais ce n’est pas Balzac l’auteur de notre époque.

Alphonse Daudet raconte que le jeune Philoxène Boyer, quand il était au collège, avait, « comme tous les écoliers d’alors, Balzac dans son pupitre ; si bien qu’ayant hérité cent mille francs de sa mère, il