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l’inoubliable impression de notre première entrevue, il y a bien des années, le jour où j’eus l’honneur d’être introduit chez Taine, dans le modeste logis qu’il occupait alors, au haut d’une vieille maison du faubourg Saint-Germain [1]. Ce jour-là j’ai compris dans sa plénitude la signification de ce mot : une majesté. Les hasards de ma carrière m’avaient fait approcher la plupart des hommes qui portent ce titre : je leur avais rendu ce que l’étiquette exigeait, parce que c’était convenable, sans y être poussé par une force indépendante de ma volonté. Devant ce professeur timide et de mine chétive, je subissais pour la première fois cette force du respect qui contraint le visiteur à courber la tête, tandis qu’il salue plus bas qu’il ne voulait, ce trouble indéfinissable et délicieux qui nous diminue devant un autre homme et qui nous grandit du même coup, par le fait seul qu’il nous parle... Depuis ce jour, j’ai eu le bonheur de vivre dans l’intimité de ce grand esprit, de ce noble cœur ; ma vénération s’augmentait après chaque entretien [2]. »

Fréquemment les deux écrivains se rendaient visite, se retrouvaient le matin aux Débats, le soir à la table de Léon Say, le samedi chez Heredia, le dimanche chez Gaston Paris.

En 1865, mes parents passèrent le mois de juillet à Talloires, au bord du lac d’Annecy, dans une ancienne abbaye de Bénédictins, qui avait subi l’injure d’une sécularisation en 1793. Renan les avait précédés dans ce logis en 1882. Taine habitait à vingt minutes de là au village de Menthon Saint-Bernard. On aime à imaginer dans ce beau site alpestre Taine et Vogüé devisant de philosophie, de littérature et d’histoire.

Avant de se présenter à l’Académie, en octobre 1887, mon père prit l’avis de Taine. L’auteur des Origines, qui avait porté un jugement favorable sur les travaux de son ami, l’assista de son parrainage sous la coupole, le 6 juin 1889, avec le duc d’Audiffret-Pasquier.

Les lettres qui suivent attestent l’admiration de leur auteur pour la beauté, la grandeur et la vigoureuse originalité de l’œuvre de Taine. Dans les pages que nous avons déjà citées, mon père insistait sur le respect de l’âme d’autrui « chez celui que les imbéciles appelaient un matérialiste. » Le 25 mars 1910, Emile Faguet rappelait cet écrit dans un bel article du Gaulois : « A la mort d’Hippolyte Taine, il (E.-M. de Vogüé) fit au Journal des Débats un article de haute éloquence où tout son grand cœur s’était comme jeté. C’était comme un Platon pleurant la mort d’un Socrate. »

Mon père resta le fidèle ami de Mme Taine. Il retournait à Menthon

  1. H. Taine habitait en 1883, boulevard Saint-Germain, n° 230.
  2. Voyez les Débats du 5 mars 1893 et Devant le Siècle, 1 vol. in-18 jésus ; A. Colin.