Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.


A la même.


Ménétou-Salon, 10 octobre 1892.

Madame,

Je ne veux pas attendre votre retour pour m’excuser auprès de vous et maudire une fois de plus ma destinée, puisqu’elle m’a refusé cette petite pointe en Savoie sans laquelle des vacances ne sont vraiment pas complètes. La visite à Menthon était en désir et en projet dans ma pensée : j’ai attendu, les parentes russes sont venues nous surprendre à Vals, il a fallu leur faire les honneurs de montagnes plus modestes que les vôtres, et voilà comment je n’ai point passé le Rhône, jusqu’au jour où la cloche de Stanislas [1] nous a tous rappelés à Paris. Nous y avons trouvé votre lettre ; elle ne parlait pas comme j’aurais voulu de la santé de M. Taine. Le voilà donc repris de fatigue avant l’achèvement de son grand travail ! J’y pense avec un affectueux souci, j’ai hâte de le revoir et de le savoir remis. Nous avons plus que jamais besoin d’être soutenus aux yeux de l’Europe par notre chef intellectuel, maintenant que la disparition de M. Renan ne laisse plus à notre armée littéraire qu’un seul maréchal authentique.

Quelque jugement que l’on porte sur le défunt, c’est un grand vide dans nos rangs. On l’a senti, on l’a dit partout depuis une semaine ; mais l’artiste et le poète qui étaient en Renan n’ont pas dû être satisfaits par les honneurs de ses funérailles. Ce cortège très officiel et très maigre, précédé par une immense couronne, — réclame de l’Intransigeant, — ressemblait à un avortement des obsèques de Victor Hugo ; nous avons tous été péniblement frappés par la disproportion entre l’effort tenté et le résultat atteint. Je crains bien que nous ne trouvions pas plus de contentement, au point de vue philosophique et esthétique, dans la seconde promenade qu’on organise pour la fournée du Panthéon. C’est une singulière idée d’exhumer des limbes le respectable Quinet, pour l’asseoir sur le strapontin du char funèbre en face de Michelet et de Renan.

Gaston Paris, venu pour prendre part à un deuil qu’il ressent très vivement, a diné chez nous le jour de son passage [2]. Il

  1. Le Collège Stanislas où ont été élevés les fils d’E.-M. de Vogué.
  2. Gaston Paris était très lié avec Renan.