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Vous m’excuserez en pensant à ce qu’est aujourd’hui ma vie dédoublée entre la besogne littéraire et cette autre affreuse besogne qui ne me laisse plus un instant de répit. J’ai passé dix jours dans l’Ardèche, et je dois confesser que j’ai goûté le miel avant l’absinthe et le fiel qui m’attendent : tant de braves cœurs se sont ouverts devant moi, on m’a fait un si chaleureux et si cordial accueil au pays ! Je ne pensais même pas à l’objet politique de mon voyage ; je jouissais simplement de cette bienvenue qui me riait dans tous les yeux. Maintenant, les difficultés commencent : je plie sous le poids de la correspondance, des organisations à surveiller, et des adversaires sans pitié me versent à longs traits l’outrage et la calomnie. Quelles mœurs ! et quel langage ! Je repars dans trois jours pour aller reprendre mon poste de combat et ne plus le quitter jusqu’au 20 août. Je laisse Paris dans un désordre mental plus attristant que le désordre matériel de la rue ; ce dernier, les journaux vous le racontent, avec le grossissement obligatoire.

Mais parlons de vous et de Mlle Geneviève. Comment rassemblez-vous les morceaux de votre vie ? [1] Vous êtes-vous fait une intimité tolérable, j’entends sans révolte dans la tristesse, avec cette tombe qui est désormais en tiers dans vos entretiens et toujours présente sur votre horizon ? La lettre de Mlle Geneviève m’a laissé une bonne impression. J’aime à penser que l’exercice, la vie physique et le bienfait de l’âge feront pour elle ce qu’un grand. courage moral fait pour vous.

Vous êtes entourées de bons amis et de beaux aspects, vous avez l’occupation de ce pieux travail qui doit nous donner tout ce que nous pouvons encore espérer de la pensée de notre maître : c’est beaucoup, je souhaite que ce soit assez pour vous faire porter vaillamment le poids des jours.

Ma femme vous adresse ses affectueux compliments. Les enfants vont bien, malgré la chaleur torride qui rend Paris inhabitable et le collège torturant pour eux. Au 1er août, la tribu ira camper sur quelque plage normande, tandis que je bataillerai dans mes montagnes. Comme je voudrais, après le 20 août, aller chercher quelques heures de détente au bord du lac d’Annecy ! Je n’en désespère pas. Mais il me semble qu’il faudra traverser le grand désert d’Afrique auparavant. Je m’y

  1. H. Taine était mort le 5 mars 1893.