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enfonce. A revoir, madame, je vous offre encore, ainsi qu’à votre fille, mes souhaits pour l’affermissement des santés et l’apaisement des cœurs avec les hommages de votre fidèle et dévoué serviteur.


A la même.


Dieppe, 28 août 1893.

Madame,

La bataille a été dure ; pendant six semaines, j’ai dormi quatre heures par nuit, couru les routes au grand soleil, parlé cinq et six fois par jour en réunion publique : j’ai avalé des tonneaux de vin, j’ai bu encore plus d’outrages et de calomnies, et reçu quelques pierres [1]. En revanche, il m’a été donné de rencontrer des dévouements admirables, et il me sera donné, je l’espère, de délivrer ces braves gens de la tyrannie qu’exerce sur eux X... J’ai pensé bien souvent à M. Taine ; mes expériences faites sur le vif auraient fourni tant d’aliments à sa méditation !

Je sors de la bagarre avec mon capital intact, c’est-à-dire avec toute l’indépendance et la liberté d’engagements que j’y avais apportées, sans avoir été contraint de fausser ma pensée. Mais j’en sors fourbu, aphone, avec un immense besoin de repos. Je vais me refaire ici ; j’ai retrouvé les enfants florissants à l’air de mer.

Perrot[2] m’écrit que Mlle Geneviève est en bon état de santé. Que je voudrais m’en assurer à Boringe même ! Il n’y avait pas moyen cette fois : j’étais trop pressé de retrouver les miens et de me reposer. Pourrai-je un peu plus tard faire l’école buissonnière, en retournant dans l’Ardèche où tant d’affaires me rappellent ? Je ne sais, je me vois avec terreur enchaîné par plus d’obligations qu’un homme n’en peut remplir. Et il y a six semaines que je n’ai ouvert un livre ! Du moins ai-je appris le sens d’un mot que je soupçonnais vaguement : lutter. C’est une bonne préparation à ce qui m’attend dans la caverne où je suis allé avant-hier choisir ma place avec quelque appréhension.

Je me sens comme un mineur qui remonte de son puits.

  1. Aux élections législatives de 1893, E.-M. de Vogué fut élu député de la 2e circonscription de Tournon (Ardèche).
  2. G. Perrot, directeur de l’École Normale Supérieure.