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tandis que d’autres, que rien ne rallie, disparaissent à jamais perdus au fond du ciel.

Le jour de mon arrivée, dès que la chaleur a été moins forte, je suis sorti en auto pour voir la ville, dont l’étendue est immense. Je me sens la curiosité intense et naïve de l’arrivant, je suis le voyageur couvert d’yeux, autour duquel les détails pullulent et qui, à la fois avide et hésitant, ne sait pas lesquels négliger, lequel retenir, auquel demander le secret d’une âme étrangère. Dès le premier regard, on comprend qu’il s’agit ici d’un monde entamé. Le peuple, qui abonde sur les bords de l’avenue, est vêtu à la chinoise, de cotonnade bleue, de gaze flottante. Mais les soldats de police qui divisent le flot des voitures sont coiffés d’une casquette plate, habillés à l’européenne d’un uniforme de toile khaki, dans lequel leur corps garde une mollesse tout asiatique. Plus de chaises, peu de charrettes. Un fleuve de pousse-pousse couvre la chaussée, divisé par quelques autos, ou traversé par de vieux coupés d’où se décroche, aux endroits difficiles, un laquais hâve et efflanqué qui court à la tête des chevaux, fait des moulinets de ses bras mous, puis retourne précipitamment se cramponner à sa place. Nous suivons de larges rues droites, qui se croisent régulièrement, jusqu’à ce qu’au bout de l’une d’elles apparaisse la haute clôture de la muraille, qui enferme la ville ; elle soulève en plein ciel un de ces châteaux bâtis au-dessus des portes, pareils à ceux que décrit déjà Marco Polo. Le long des avenues, de chaque côté, les maisons basses se dérobent, et comme des arbres surgissent partout entre leurs toits affaissés, on croit parcourir un camp plutôt qu’une ville, et il semble que la résidence des sédentaires ait gardé le plan rectiligne que les nomades donnaient à leur séjour. Les coureurs traînent leurs petites voitures, j’entends le battement pressé, le clapotement de leurs pieds nus ; pas de tumulte, pas de cris, parfois un appel brusque et guttural. Mes yeux reviennent aux passants qui s’écoulent sur les bords. Certains ont le buste nu ; leur peau jaune et fine est à peine lustrée d’un peu de moiteur. Par moments, dans ce fleuve d’êtres, l’œil essaye de sauver un visage un peu plus personnel, un jeune homme d’une succincte élégance, et dont la grâce même a quelque chose d’étroit et d’avare. Mais, rien qu’à voir répandue cette multitude, on sent qu’ici l’individu n’a plus la valeur que nous lui prêtons, que l’Asie vit sur d’autres nombres. Les choses ne se signalent