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On aperçoit au milieu de Pékin une colline dont l’isolement et le contour annoncent assez qu’elle n’est point l’œuvre de la nature. On l’appelle la montagne de Charbon, parce qu’on prétend qu’elle n’est autre chose qu’une provision de charbon, amassé là autrefois par un Empereur prévoyant, pour le cas d’un siège. Mais elle doit plutôt son existence aux déblais que firent, quand on les creusa, au XIIe siècle, les étangs de la ville impériale. Ce matin, par un soleil déjà chaud, je gravis cette colline. On y voit encore des arbres rares, des pins blancs dont les branches d’argent serpentent et s’écaillent dans une verdure ternie, près d’un poirier sauvage auquel se pendit le dernier empereur Ming, et qu’on a chargé de chaînes pour le punir d’avoir prêté au souverain ce mauvais office. La colline porte sur sa crête, comme des vaisseaux sur la vague, cinq kiosques qui datent des Ming, démeublés, délabrés, ruineux, mais que parent encore des toits célèbres parmi les Chinois pour les nuances de leurs tuiles, qui semblent fondre dans le ciel et varier avec les heures.

Je monte jusqu’au plus haut de ces kiosques et je m’y arrête. Je suis ici dans un des grands lieux du monde. Au pied de cette colline vient se terminer, après avoir percé le rempart en son milieu, et divisé la ville en deux parts égales, la longue route rectiligne qui devait apporter jusqu’au Fils du Ciel les tributs de toute la terre. Les voyageurs connaissent la solennité de pareils instants, où il ne s’agit plus seulement de goûter la couleur d’un ciel, la fuite d’un nuage, mais où le spectacle qu’ils contemplent intéresse l’esprit autant que les yeux. Dans celui qui m’est présenté, des siècles affleurent, la pensée d’un monde prend figure, on peut la saisir. Pékin, d’ici, apparaît avec son plan sobre et magistral, dans sa netteté abstraite d’épure. Une enceinte rectangulaire, en face de moi, défend la ville interdite ; une autre plus vaste, du même dessin, contient la ville impériale. Une autre, immense, coupée en deux parties par un mur qui sépare les Chinois d’avec les Tartares, enferme tout Pékin. Ces enceintes sont exactement orientées. Chacune de leurs faces regarde un des points cardinaux et aucune autre capitale humaine n’est reliée d’une façon aussi patente, aussi ostensible, à l’ordre et à l’agencement de l’Univers. Les palais