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De la Bohème à gauche de l’ennemi jusqu’à une ligne de mamelons à la droite, perpendiculaire à la ligne de bataille. Notre corps d’armée était au centre ; il devait assez menacer la ligne retranchée ennemie pour donner à penser qu’on voulait la forcer, attirer toute son attention sur ce point pour permettre aux corps d’armée qui étaient aux extrémités de la tourner et de faire tomber le front sans l’attaquer directement. A cet effet, plus de cent pièces de canons furent mises en batterie et tirèrent constamment depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures du soir. Nous étions en carrés dans cette plaine, derrière les batteries, recevant tous les boulets qui leur étaient destinés. Nos rangs étaient ouverts, broyés, horriblement mutilés par cette masse incessante de projectiles qui nous arrivaient de ces diaboliques retranchements. Quelques giboulées de pluie qui obscurcissaient momentanément l’atmosphère, nous laissaient quelques répits dont nous profitions pour nous coucher, mais ils étaient courts.

Enfin, vers quatre ou cinq heures, l’ordre arriva d’enlever à la baïonnette ces formidables redoutes, dont le feu n’était pas encore entièrement éteint. On commençait à former les colonnes d’attaque, lorsque la canonnade cessa tout à coup : l’ennemi nous abandonnait le champ de bataille, et se retirait en ordre. Nous le serrâmes de près pendant une heure ou deux, et nous nous arrêtâmes enfin, harassés, mourants de faim, mais fiers de notre triomphe.

Je crois qu’il n’y a pas de plus beaux jours dans la vie que la soirée de celui où l’on vient de remporter une grande victoire. Si cette joie est un peu tempérée par les regrets que cause la perte de tant de bons et valeureux camarades, elle n’en est pas moins vive, enivrante. Nous nous réunîmes autour du général Joubert pour nous féliciter mutuellement du résultat de cette terrible journée. Une bouteille de rhum circula pour boire à la santé de l’Empereur. On était formé en cercle et l’on causait gaîment, lorsqu’un boulet perdu arrive en ricochant lentement, mais ayant encore assez de force pour couper un homme en deux, s’il l’eût rencontré. Prévenus à temps, nous l’évitâmes lestement et personne ne fut atteint.

J’eus 21 hommes tués ou blessés dans les deux journées. Les blessures étaient horribles.

6 juin-— Au bivouac en avant de Neudorf...