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perdu une grande et sanglante bataille, l’effrayante perspective d’un lendemain qui serait peut-être plus malheureux, le canon qui grondait sur tous les points de nos tristes lignes, la défection de nos lâches alliés, les cris de nos malheureux blessés, enfin les privations de toute espèce qui nous accablaient depuis quelques jours : tous ces maux et ces causes réunis me firent faire de bien amères réflexions sur la guerre et ses vicissitudes ! Nous perdîmes dans cette désastreuse journée, la plus meurtrière qui ait eu lieu jusqu’alors, la majorité des officiers et plus de la moitié de nos soldats. Il ne me restait pas 20 hommes, sur plus de 200 qui avaient répondu à l’appel depuis le commencement de cette funeste campagne. Le corps d’armée n’existait pins que de nom. Plus des deux tiers des généraux avaient été tués ou blessés.

19 octobre. — Au jour, nous reçûmes l’ordre de commencer notre mouvement de retraite, qui devait s’opérer par corps d’armée et à des heures fixées. Arrivés sur les boulevards, qui étaient encombrés de canons, de caissons, de fourgons, de voitures de luxe, de charrettes, de cantines, de chevaux, etc., nous ne pûmes pénétrer plus avant, tant le désordre, le pêle-mêle étaient complets. Notre général de brigade nous fît entrer dans un enclos pour attendre le moment favorable de passer l’unique pont par où nous devions nous retirer. Ce pont fut les fourches caudines de l’armée.

Pendant ce temps-là l’armée ennemie nous resserrait davantage dans Leipsick ; une attaque impétueuse par le faubourg de Halle, afin de s’emparer du pont, la seule retraite de l’armée, faisait des progrès ; on nous y envoya. On se battait dans les rues, dans les jardins, dans les maisons ; les balles arrivaient sur les boulevards ; je ne pourrais dire comment il se fit qu’en allant d’un point à un autre pour soutenir mes voltigeurs, je me trouvai seul, entouré d’ennemis et près d’être saisi. Je m’esquivai par la porte d’un jardin, et après avoir marché quelque temps, je me trouvai seul du bataillon sur le boulevard, au milieu de l’armée dans la plus complète déroute. Je suivis le mouvement sans savoir où j’allais, je passai le pont qui était fermé à l’entrée par un des battants de grille en fer et encombré de cadavres qu’on foulait aux pieds. Enfin je me trouvai de l’autre côté, porté par la masse des hommes qui se sauvaient. C’était une confusion qui faisait saigner le cœur. Une fois sur