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l’autre rive, je rencontrai le capitaine de grenadiers qui, comme moi, était sans soldats, qui, comme moi, ne savait pas ce qu’était devenu le bataillon. Nous nous arrêtâmes sur le côté droit de la route pour l’attendre. Nous pleurions de rage, de douleur ; nous versions des larmes de sang sur cet immense désastre. Moins de cinq minutes après nous être couchés sur l’herbe, car nous étions trop fatigués, trop malades au physique et au moral pour pouvoir nous tenir debout, le pont sauta et nous fûmes couverts de ses débris. C’était le dénouement de cette lugubre tragédie qui avait commencé le 17 août.

Alors nous nous acheminâmes vers Langenau où finissait cette chaussée étroite construite artificiellement au-dessus des basses prairies inondées par l’Elster et ses affluents. Le désordre était aussi grand là que sur les promenades de Leipsick. Sortis enfin de cette étroite route, nous trouvâmes l’Empereur dans la plaine, à cheval (c’est la dernière fois que je l’ai vu), disant aux officiers qui passaient près de lui : « Ralliez vos soldats ! »

Des poteaux où étaient écrits en gros caractères les numéros des corps d’armée indiquaient les chemins qu’on devait prendre. Arrivés à Markrunsledt, nous trouvâmes le bataillon qui avait passé le pont avant nous. Cette rencontre inopinée me combla de joie. Je trouvai aussi mon domestique qui avait sauvé mon cheval et mon porte-manteau. Enfin un voltigeur qui avait trouvé un cheval abandonné sur les boulevards de la ville et qui l’avait pris me l’offrit, moyennant une petite indemnité. Ce beau cheval appartenait à un commissaire des guerres, d’après le contenu de son porte-manteau qui était très bien garni d’effets. Je les distribuai à ceux des officiers du bataillon qui avaient tout perdu dans cette épouvantable déroute. Les papiers furent conservés en cas de réclamation ; je les mis dans les fontes.

Nous passâmes une partie de la nuit sur l’emplacement où je trouvai le bataillon ; mais avant le jour, l’ordre fut donné de se mettre en marche sans bruit et de se diriger sur Weissenfels.

20 octobre. — Passé à Lutzen et sur une portion de ce célèbre champ de bataille que, près de sept mois auparavant, nous avions illustré par une brillante victoire. Les temps étaient bien changés.

Nous passâmes la Saale à Weissenfels et nous bivouaquâmes sur la rive gauche et près de la ville.