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C’était audacieux, mais l’effervescence du moment autorisait bien des choses. La demande ne fut pas accueillie ; on devait s’y attendre. Mais il s’en suivit des paroles si extraordinaires, des reproches si sanglants, des accusations si monstrueuses, que la majeure partie des capitaines qui les entendirent furent effrayés. Un capitaine accusa le colonel, après bien d’autres reproches, d’être un lâche, un voleur, un tigre : « Vous êtes un lâche, je vous ai vu fuir à Wagram ; un voleur, pour avoir fait tort aux soldats de telle et telle somme qu’il spécifia ; un tigre, vous avez fait manger des nègres par vos chiens à Saint-Domingue. Vous ne le nierez pas, je l’ai vu... » Le colonel écouta toutes ces accusations avec beaucoup de sang-froid et nous renvoya en nous disant : « Voilà cependant où conduit l’indiscipline ; mais je ne m’abaisserai pas à me justifier d’aussi atroces calomnies. »

La Bretagne manifesta des symptômes d’insurrection en faveur des Bourbons qui nécessitèrent un envoi de troupes dans le Morbihan. 200 hommes du 3e bataillon y furent envoyés sous le commandement des deux plus anciens capitaines. Le général nous envoya parcourir le département pour contenir les partis, surveiller les côtes, et peut-être aussi pour se débarrasser de nous, se ménageant déjà les moyens de se réconcilier avec les Bourbons, dont la rentrée prochaine devait lui être connue. Pendant notre séjour à Morlaix, plusieurs agents des républiques de l’Amérique méridionale nous engagèrent, vu les circonstances malheureuses où se trouvait la France, d’aller servir dans leurs troupes. Les promesses étaient avantageuses, mais elles ne séduisirent aucun de nous.

Quelques jours après notre rentrée à Brest, le 8 juillet, on reçut la nouvelle officielle de l’entrée des ennemis de la France à Paris, le départ de Napoléon et de l’armée pour la rive gauche de la Loire, et l’arrivée de Louis XVIII et de toute sa famille à Paris. Tous ces malheurs arrivés coup sur coup, suite inévitable du désastre de Waterloo, nous accablèrent de douleur. Le 19 juillet, le général commandant réunit tous les officiers de la garnison pour nous engager à reprendre la cocarde blanche, et à faire acte d’adhésion au nouvel ordre de choses. Il nous demanda le sacrifice de nos opinions dans l’intérêt de la France, qui était gravement en danger, l’ennemi ne demandant que la désunion de l’armée pour la morceler et l’anéantir. Les