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dont l’imagination de ses biographes a sans doute complaisamment exagéré la mise en scène et l’importance... Se non è vero !... Entre beaucoup d’autres, en voici un exemple. Un sénateur vénitien, J. Falier, qui devait jouer un grand et très bienfaisant rôle dans la vie de Canova, possédait, dans le voisinage de Possagno, une de ces villas patriciennes qui furent, du XVIe siècle au XVIIIe siècle, des foyers de culture raffinée. Ses fils jouaient avec le petit Tonino qui était devenu l’enfant de la maison. A l’occasion d’un grand banquet, le cuisinier, qui n’ignorait pas ses talents, confia au petit prodige le soin de modeler une pièce montée représentant le lion de Saint Marc. L’apparition sur la table de ce « chef-d’œuvre » éphémère fit sensation. La fortune de Canova daterait de ce premier succès.

Il est certain, en tout cas, que le sénateur prit dès lors l’enfant du carrier sous sa protection, lui procura des maîtres et lui fit ses premières commandes. On voit dans la raccoltà canoviana du Museo Correr, à Venise, deux corbeilles de fruits (grenades ouvertes, pommes, figues, raisins), franchement Taillées dans un bloc de pierre de Possagno. Elles servirent d’abord de départ de rampe pour l’escalier de la villa Falier. C’est le premier travail authentique de Canova qui nous ait été conservé. Il faudrait sans doute beaucoup de bonne volonté pour pronostiquer sur de pareils morceaux une carrière de grand sculpteur... mais, si l’on pense à l’âge de l’auteur, le document n’est pas négligeable... En revanche, le médiocre Saint Georges longtemps attribué à Canova, qui se voit encore à la façade du palais des doges sur le quai de. s Esclavons, n’est qu’une œuvre anonyme et insignifiante de l’atelier de Torreti, — à qui Falier avait confié Tonino et qui l’avait pris avec lui à Venise.

Mais voici des débuts plus significatifs. Le sénateur lui avait commandé pour sa villa deux statues en pierre de Possagno : Orphée et Eurydice (auxquelles il faut ajouter une charmante statuette d’Apollon aujourd’hui au Musée archéologique du Palais ducal). Canova était momentanément rentré au pays pour les exécuter sur place et son embarras avait été extrême quand il s’était agi de trouver des modèles. Pour l’Orphée, il avait aisément surmonté la difficulté, en se posant lui-même, tout nu, devant sa glace. Mais pour Eurydice ?... et c’est ici que se place l’anecdote du bon curé, ami des arts, qui rassure la conscience