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des dévots, plaide la cause de la sculpture et du sculpteur, intervient même auprès d’une jolie fille du pays et la décide à poser l’ensemble.

Nous sommes en 1773-74. Canova a dix-sept ans à peine. Jamais gage plus précoce et plus décisif ne fut donné d’une vocation. Il faut lire attentivement tout ce que Quatremère de Quincy a écrit sur ces deux statues, non pas tant pour recueillir des jugements souvent contestables que pour surprendre sur le vif et en action les partis pris de sa doctrine déjà impérieuse et l’orientation qu’il allait s’efforcer d’imposer au talent du débutant. A propos de ces inoffensifs ouvrages d’un jeune homme, il institue gravement une dissertation sur la Nature, sur la théorie de l’imitation. Il déplore qu’il ait cherché « la vérité dans la réalité positive, que, selon la coutume ignorante du langage, on appelait alors la Nature, ne se doutant pas qu’il lui était réservé (n’hésitons pas à sous-entendre ce qui était au fond de la pensée de Quatremère : grâce au pédagogue que le ciel allait mettre sur son chemin) de renouveler la doctrine de l’imitation et celle de la Nature idéalement considérée. »

Pour un simple amateur de sculpture, peu soucieux des théories et des systèmes idéologiques, ces deux morceaux rayonnent d’une verve d’invention, d’une souplesse et d’une grâce où triomphe le don, « l’influence secrète » dans sa spontanéité la plus persuasive. Eurydice a été brutalement arrêtée, empoignée par la main de Tartare ; déjà les fumées des flammes infernales l’enveloppent, glissent entre ses cuisses, rampent sur son ventre dont elles caressent, plus qu’elles ne les voilent, les modelés délicieux. Le torse rejeté en arrière, cédant à la brusque prise du maître des enfers, la gorge oppressée, l’amante douloureuse exhale son angoisse dans un cri de détresse. Orphée, hélas ! s’est retourné vers elle ; il comprend, trop tard, son imprudence et son malheur, laisse tomber sa lyre et porte une main à son front... Tout cela est exprimé vivement, librement, avec finesse, — on pourrait presque dire avec ingénuité... Or, Canova, à cette date, n’a encore rien vu, — ou si peu que rien. Ce n’est que plus tard qu’il pourra découvrir, à Rome, l’exquis chef-d’œuvre de Bernin, Apollon et Daphné, qu’on lui signalera d’ailleurs comme un morceau condamnable, sinon damnable... Il est, à cette heure de sa jeunesse, — sans pouvoir s’en douter, — en fraternel accord avec les sculpteurs français