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que 40 hommes à la fois, et nous n’avions pour l’actionner que nos bras ; qu’on juge de la difficulté d’une traversée dans ces conditions ! Cependant nous nous retrouvâmes tous dispos et bien en forme au village d’Elisavelinskaïa. Les fatigues de la marche étaient oubliées. C’est de là que l’ataman des cosaques du Kouban et le général Korniloff lancèrent l’ordre de mobilisation. Il fut très bien accueilli : par malheur, la population montra dans la suite peu de constance.

Sur mon carnet, à la date du 28 mars, je relève cette note : « Ekaterinodar pris. Service d’actions de grâces célébré. Quarante-septième et dernier jour de notre campagne. » Nous tenions les nouvelles des blessés évacués d’Ekaterinodar : ce sont eux qui nous avaient annoncé la prise de la ville. Une messe d’actions de grâces fut célébrée ; nous bûmes à notre victoire de la bière du pays dans la cave du cosaque Kabanok[1], et, le soir, je m’endormis en rêvant à la fin de nos épreuves.

Hélas ! la désillusion ne se fit pas attendre. Le lendemain, dès le matin la canonnade nous signifia la vanité de nos espoirs : la bataille continuait.

Je me rendis à l’état-major : il était installé dans la ferme d’une société agricole à 5 kilomètres seulement d’Ekaterinodar. Sur la rive haute du Kouban un bois s’apercevait : c’est là que se cachait, dans la première verdure des arbres, la petite maison blanche servant de quartier général à Korniloff et d’où il avait vue sur toute la ville d’Ekaterinodar.

En traversant le bois, je rencontrai plus d’un cadavre de bolchéviste non encore enseveli. J’en revois un, grand gars à la moustache noire, la tête trouée d’une balle, vêtu d’une vareuse de marin, et le bras tatoué d’une ancre. Pourquoi ce matelot était-il venu périr dans ce bois ? Non loin de là était tombée une de nos infirmières. J’apercevais de loin sa coiffe blanche : je sus plus tard qu’elle avait été atteinte par une balle égarée.

Une des originalités de cette campagne, si différente de toutes celles qui l’ont précédé, fut la part qu’y prirent les femmes : nombre d’entre elles y furent tuées. Non contentes de se prodiguer dans les services de l’arrière, il fallait à leur héroïsme les dangers du front.

Ç’avait été, je crois, une idée de Kerensky, d’admettre les

  1. Kabanok signifie : petit sanglier.