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lui, allait monter sur la scène, non pas même l’acteur, mais le fantoche. Il se tenait prêt, dans une pose napoléonienne, sa main droite dans son gilet, la main gauche derrière son dos. Enfin, le silence se fit, et, la tête baissée, comme le nageur qui se jette à l’eau, il se lança sur l’estrade et gagna le fauteuil placé au centre de la table ministérielle, au pied de la tribune.

Les représentants des commissaires et des soviets, et la presse à leur dévotion, une partie du parterre applaudirent. Kerensky salua et fit un geste de la main. « Je déclare le Conseil ouvert, » dit-il en s’asseyant. Immédiatement, des deux côtés de son fauteuil se dressèrent les silhouettes d’un marin, tout de blanc habillé, et d’un aspirant, en uniforme khaki. Quelqu’un près de moi remarqua :

— Ce ne sont pas des aides de camp, ce sont des garçons d’honneur.

Je regrette de ne pas savoir les noms de ces deux « officiers-laquais ; » mais, dans la suite, on sut leur faire comprendre qu’ils jouaient un rôle incompatible avec la dignité d’officier.

Les généraux Korniloff, Alexéïeff et Kaledine demandaient l’introduction d’une discipline sévère dans l’armée, la peine de mort pour la désertion et pour le crime de fraternisation avec les Allemands. Ils ne furent pas écoutés.

Le Conseil se termina au bout de deux jours, par un discours hystérique de Kerensky menaçant « d’arracher et piétiner les fleurs de son cœur. » Une dame fut prise d’une attaque de nerfs, causée par la peur qu’elle éprouvait pour ce paillasse. Il fut emmené, pantelant, par ses fidèles garçons d’honneur. Ce fut son dernier succès.

Quelques jours plus tard, les Allemands occupaient Riga, Korniloff était en prison, Kerensky usurpait le commandement suprême et la Russie courait au bolchévisme.


Je revis plusieurs fois Korniloff à Novotcherkassk. Avec son petit veston il avait l’air médiocrement imposant et rien n’indiquait qu’on eut affaire au chef suprême de l’armée. Notre première rencontre eut lieu dans une chambre d’hôtel mal éclairée : je le pris pour un solliciteur. Il était de ces militaires types qu’on sent gênés dans le costume civil. Alexéïeff en civil avait l’air d’un marchand ; on aurait pris Denikine pour un petit propriétaire ;