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je rejoignis tant bien que mal une charrette sur laquelle je me hissai.

Ma tête était pleine de bourdonnements, je sentais une faiblesse mortelle.

Nous arrivâmes à Diadkovskaïa avant le soir. Notre quartier-maître Nevoline nous avait préparé un logement. Je pris à peine le temps de manger un morceau et de griffonner à la hâte quelques notes sur mon carnet : je me couchai sur le banc placé sous les images saintes avec ma petite valise vide sous la tête. La maison était spacieuse. J’aurais certes pu trouver une place plus confortable ; mais une étrange torpeur m’envahissait, mes jambes étaient lourdes et ma tête en feu ; je n’eus pas la force d’aller plus loin.

Quand je me réveillai, il faisait nuit. Au-dessus de moi brasillait la veilleuse auprès des icônes. Je sentis qu’on me tirait quelque chose de dessous le bras. C’était la sœur V, Engelgardt qui, à la lueur vacillante, lisait le thermomètre. J’entendis que j’avais quarante degrés : une fièvre de cheval.


IX. — DANS UN CHARIOT

Qui donc a dit que l’homme est un animal optimiste ? J’en fus un à la guerre. S’il m’arrivait de m’imaginer blessé ou frappé à mort, c’était avec un luxe de circonstances poétiques. La pensée d’une blessure mortelle se liait toujours chez moi au tableau de mes propres funérailles, auxquelles je ne manquais pas de convier toute l’humanité inconsolable.

Je ne fus pas blessé ; je tombai malade tout simplement : accès de malaria aiguë. Tout mon héroïsme « poétique » s’évapora, comme il fallait s’y attendre. Une seule pensée se faisait jour dans mon cerveau : la crainte de tomber aux mains des bolchévistes. Aussi avais-je demandé qu’on plaçât auprès de moi mon revolver. Mon organisme luttait entre la vie et la mort. Mais Dieu m’a doué d’une santé excellente. Mon grand père était un simple paysan. Il s’enrôla en 1799. Blessé à Boro-ino, il fut fait capitaine et anobli en 1835. Il épousa la fille d’un prêtre du village Korchevo, gouvernement de Voronège, et mourut d’accident à 70 ans. Mon autre grand père était fils d’un diacre. Il s’enfuit du séminaire de Vladimir, entra à l’Université de Moscou et devint médecin militaire, et plus tard général.