Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/925

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

C’est cette souche paysanne et le sang de cette caste toute spéciale de prêtres, ainsi que le sport dont je fus un fervent toute ma jeunesse, qui m’ont donné la force de supporter les privations et les fatigues de la campagne et de sortir d’une si grave maladie.

Vers le soir, j’étais au plus mal : on me crut perdu. Cependant les chères sœurs Engelgardt m’affirmaient que je pouvais être tranquille, qu’on m’emmènerait, et notre quartier-maitre me jurait qu’il me placerait sur une civière attelée d’un cheval. Je remerciais tout le monde ; je priais surtout qu’on me laissât mon revolver, pour me suicider au cas où on serait forcé de m’abandonner. J’ai vécu, malade et sans forces, dans la hantise du bourreau bolchéviste.

Le lendemain matin à la première heure, on me conduisit, chancelant sur mes jambes enflées, hors de la maison et on m’installa sur un chariot où je me trouvai, moi cinquième. Vous pouvez vous imaginer ce qu’était le voyage de cinq malades dans un chariot qui filait au trot. Des jambes me labouraient la tête ; les miennes gênaient les autres et me semblaient à moi-même énormes et démesurées.

Le général Denikine avait pris une brillante résolution. La manœuvre qu’il exécuta, en faisant retraiter l’armée hors des lignes de chemin de fer, est surprenante d’audace. Ce chef, qui possède une petite armée et un immense convoi, place ses combattants dans des chariots et les fait passer, à travers la steppe, au nez des soldats rouges. Mais ce voyage au trot était horrible pour moi. Les jambes qui me gênaient appartenaient à un officier qui souffrait d’une maladie de reins ; un autre de nos compagnons était atteint de typhus ou de malaria comme moi. Quelle situation pour goûter le charme de ces routes de la steppe, chantées par Gogol !


BORIS SOUVORINE.