Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 11.djvu/960

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

A Constantinople même, les colonies européennes, y compris les Français, demandent à quitter la ville ; elles n’ont pas confiance dans le régime qui s’établira après le retour des troupes d’Angora en Europe. Peut-être est-il possible d’empêcher des corps organisés de passer les Détroits, mais comment prévenir l’infiltration ? Constantinople grouille d’une foule prête à tous les pillages, incendies et assassinats dès qu’elle croira le moment propice. La ville est acquise au nationalisme vainqueur et un changement de souverain peut à chaque instant apporter aux kémalistes une force nouvelle. Derrière une flotte et une armée européennes défendant les Détroits, des insurrections peuvent éclater à Stamboul, à Andrinople, avec l’appui de la Russie soviétique trop heureuse de jouer un rôle européen et d’établir une sorte de protectorat moral sur la Turquie. Telles sont les appréhensions des Hauts-Commissaires alliés à Constantinople, sir Horace Rumbold, le général Pellé, le marquis Garroni ; ils s’emploient avec un zèle égal à maintenir la paix et à gagner du temps. Le 26, le général Harington reçoit un télégramme de Mustapha Kémal ; celui-ci ne veut pas de heurt avec les Anglais, il ne veut pas de guerre, pourvu que les buts nationaux de la Grande Assemblée soient atteints, mais il est inquiet ; il sait que, même depuis le 23, l’Angleterre envoie des renforts à sa flotte et à son armée sans consulter ses alliés ; il paraît craindre quelque piège ou quelque aventure.

A Londres, l’opinion, très nerveuse, s’alarme ou s’excite selon les nouvelles du Proche-Orient. Les uns veulent par dessus tout éviter un conflit armé ; les autres estiment l’honneur britannique engagé ; « l’Empire britannique, dit le Daily Telegraph, ne peut admettre la dictature d’un soldat turc, » ni se laisser dicter la loi par lui. Ce n’est un mystère pour personne que le Cabinet lui-même est profondément divisé. M. Winston Churchill qui fut, pendant la guerre, l’initiateur de l’expédition des Dardanelles et, depuis l’armistice, le principal inspirateur de la politique arabe et grecque, groupe autour de lui ceux qui prétendent exiger la soumission des Turcs, au besoin par la force. M. Lloyd George marche en général avec ce groupe. L’autre camp a pour chef lord Curzon qui, dans les origines des difficultés actuelles, porte de lourdes responsabilités, mais que l’expérience a éclairé sur les dangers impossibles à mesurer d’une conflagration en Orient. Le 29 l’alarme est très vive en Angleterre ; on croit la guerre imminente, le bruit court que le général Harington aurait envoyé un ultimatum à Mustapha Kémal pour le sommer d’évacuer la zone neutre. Le lendemain, détente. Kémal accepte de rencontrer à Moudania les Hauts