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UNE AMITIÉ DE BALZAC.

Pour les âmes sèches, il y a là ennui, pour les âmes communes, bonheur matériel, mais pour vous, il y aurait raffinement. » Elle ajoute que ce bonheur, elle le connaît, que tous deux, son mari et elle, le sentent au même degré : « Je ne le donnerais pas, conclut-elle, pour l’existence la plus remplie selon les idées reçues. »

Elle avait grandement raison, car il eût été difficile de rencontrer sur le chemin de la vie un compagnon d’un caractère plus noble et d’une intelligence plus élevée que son mari le commandant d’artillerie Carraud. C’était aussi, nous le savons, l’avis de Balzac, qui jamais ne sépara dans son cœur le mari de la femme et leur conserva, à-tous deux, jusqu’à la mort, la plus profonde, la plus respectueuse, la plus reconnaissante affection.

Les Carraud occupent une large place dans la vie de Balzac, et dans l’œuvre du romancier, leur souvenir se retrouve à tout instant. C’est à Mme Carraud que la Maison Nucingen est dédiée en ces termes : « N’est-ce pas vous, madame, dont la haute et probe intelligence est comme un trésor pour vos amis, vous qui êtes à la fois pour moi tout un public et la plus indulgente des sœurs, à qui je dois dédier cette œuvre ? Daignez l’accepter comme témoignage d’une amitié dont je suis fier. Vous et quelques âmes, belles comme la vôtre, comprendront ma pensée en lisant la Maison Nucingen accolée à César Birotteau. Dans ce contraste, n’y a-t-il pas tout un enseignement social ? » Le commandant devait, lui aussi, avoir sa dédicace dans les Scènes de la vie militaire, mais Balzac mourut sans avoir composé la scène qu’il destinait à son ami.

C’est auprès des Carraud que mainte œuvre de la Comédie humaine fut élaborée ou composée : à Saint-Cyr les premières pages de la Peau de chagrin’, à Angoulême les dernières pages de Louis Lambert, à Frapesle, près d’Issoudun, le début de César Birotteau. Balzac a entendu conter le Voyage de Java à la Poudrerie d’Angoulême, et c’est là qu’il a improvisé la Grenadière entre deux parties de billard.

C’est à Angoulême qu’il a situé de nombreuses scènes d’Illusions perdues, à Issoudun qu’il a placé la Rabouilleuse, et c’est à Limoges, où résidait la sœur de Mme Carraud, qu’il a fait vivre Mme Graslin, au début du Curé de Village. Bénassis, du Médecin de campagne, Évangelista, du Contrat de mariage, sont des noms angoumoisins. Silas, le prénom du propre frère de Mme Carraud, a été attribué par Balzac à un Piédefer de la Muse du Département, Frapesle est devenu un château du Lys dans la Vallée.

Chez les Carraud, Balzac est chez lui, il y travaille librement, il y est reçu comme l’enfant de la maison, choyé, soigné, distrait. « Ah ! s’écriait-il un jour, il vaudrait mieux être à Angoulême, à la Poudrerie, bien sage, bien tranquille, à entendre sauter les moulins et à