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les incendies, surtout les incendies, qui font un si bel effet dans la nuit...

Très vive de nature, elle s’exalte elle-même à ses descriptions, comme si elle assistait réellement aux tableaux sinistres qu’elle évoque. Puis, après un arrêt brusque, elle reprend d’une voix grave, sur un ton de rêverie :

— Nous sommes une race théâtrale... Nous sommes trop artistes, trop imaginatifs, trop musiciens... Cela finira par nous jouer un mauvais tour...

Elle se tait, songeuse, avec une expression d’épouvante au fond de ses grands yeux clairs...



Jeudi, 23 mars.

Dîner à l’Ambassade ; j’ai invité une vingtaine de Russes, dont Schébéko, qui était ambassadeur à Vienne en 1914, puis quelques Polonais, dont le comte et la comtesse Joseph Potocki, le prince Stanislas Radziwill, le comte Ladislas Wiélopolski, enfin quelques Anglais de passage.

Après le dîner, je cause isolément avec Potocki et Wiélopolski. L’un et l’autre, faisant allusion à des renseignements qui leur viennent de Berlin par la voie de Suède, me tiennent le même langage : « La France et l’Angleterre seront peut-être victorieuses, à la longue. Mais la Russie a dès maintenant perdu la partie ; en tout cas, elle n’aura jamais Constantinople et c’est au détriment de la Pologne qu’elle opérera sa réconciliation avec l’Allemagne ; Sturmer sera l’instrument de cette réconciliation. »

Puis, une de mes invitées russes, la princesse V..., qui a le cœur très haut placé, avec une intelligence vive et instruite, me fait signe de venir m’asseoir auprès d’elle.

— Pour la première fois, vous me voyez tout à fait découragée, soupire-t-elle. J’ai tenu bon jusqu’en ces derniers temps. Mais, depuis que cet affreux Sturmer est au gouvernement, je n’ai plus d’espoir...

Je ne la réconforte qu’à demi, afin qu’elle me dise toute sa pensée ; j’insiste néanmoins sur les garanties que le patriotisme de Sazonow représente pour la continuation énergique de la guerre.

— Oui... Mais combien de temps restera-t-il encore au pouvoir ?