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Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/99

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et la puissance dramatique de Chaliapine se combinent si parfaitement que l’illusion du spectateur est absolue. La terrible aventure du faux Dimitry s’évoque dans une suite de tableaux d’un relief et d’un coloris prodigieux : c’est la synthèse intégrale d’une époque. On se croit transporté dans le temps et dans le cadre même du drame : on participe en quelque sorte aux sentiments des personnages, à leurs angoisses, à leurs violences, à leurs faiblesses, à leurs effrois, à, leur déraison, à leurs hallucinations. Dans la scène de la mort, Chaliapine s’est montré, comme toujours, l’égal des plus grands artistes. Quand le glas du Kremlin annonce aux Moscovites l’agonie de l’Autocrate ; quand Boris, poursuivi par le fantôme du Césaréwitch martyr, l’âme bourrelée de remords, les yeux hagards, la démarche trébuchante, les muscles crispés, les gestes convulsifs, ordonne qu’on lui apporte la robe de moine que doivent revêtir les tsars mourants, on atteint au plus haut degré de l’horreur tragique.

Pendant le dernier acte, Mme S..., qui est dans ma loge, me fait observer avec justesse l’importance que Moussorgsky a donnée à l’action des masses populaires. La foule pittoresque, qui se meut autour des protagonistes, n’est pas une multitude indifférente et passive, une simple troupe de figurants et de comparses ; elle est active ; elle intervient dans toutes les péripéties du scénario ; elle apparaît sans cesse au premier plan. Les parties chorales, qui abondent, sont indispensables à l’évolution et à l’intelligence du drame. On sent ainsi, à travers la pièce entière, le jeu des forces collectives, obscures, fatales, qui ont toujours été décisives, aux heures graves de l’histoire russe. Et cela explique l’attention fascinée du public. Mme S... ajoute :

— Soyez sûr qu’il y a dans cette salle plusieurs centaines, peut-être un millier de personnes qui, en regardant le spectacle, ne pensent qu’aux événements actuels et qui ont déjà devant les yeux la révolution prochaine... J’ai vu de très près nos troubles agraires de 1905 ; j’étais à la campagne, chez moi, aux environs de Saratow. Ce qui intéresse, ce qui passionne notre peuple dans une révolution, ce ne sont pas les idées politiques et sociales ; il n’y comprend rien. Ce qui l’affole, ce sont les spectacles dramatiques, les cortèges avec des drapeaux rouges, des icônes et des chants religieux, les fusillades, les massacres, les funérailles, les scènes d’ivresse et de destruction, les viols,