Page:Revue des Deux Mondes - 1922 - tome 7.djvu/101

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Et que se passe-t-il derrière lui ? Que prépare-t-on à son insu ?... Vous n’ignorez pas que l’Impératrice le déteste, parce qu’il n’a jamais voulu s’incliner devant l’abject gredin qui déshonore la Russie. Je ne vous le nomme pas, ce bandit ; je ne peux pas prononcer son nom sans cracher !...

— Que vous soyez inquiète, attristée, je le comprends. Dans une certaine mesure, je partage votre inquiétude. Mais, de là à jeter le manche après la cognée, oh ! non... Plus les temps sont difficiles, plus on a le devoir d’être ferme. Et vous le devez, vous, plus que personne, parce que vous avez la réputation d’être courageuse et que votre courage en soutient beaucoup d’autres.

Elle se tait un instant, comme si elle écoutait une voix intérieure. Puis, elle reprend avec une mélancolie grave et résignée :

— Ce que je vais vous dire va vous paraître pédant, absurde. Tant pis !... Je crois beaucoup à la fatalité ; j’y crois comme les poètes antiques, Sophocle, Eschyle, qui étaient convaincus que les dieux de l’Olympe eux-mêmes obéissaient au Destin.

Me quoque Fata regunt... Vous voyez que de nous deux, le pédant, c’est moi, puisque je vous cite du latin.

— Qu’est-ce qu’elle signifie, votre citation ?

— Ce sont des paroles que le poète Ovide place dans la bouche de Jupiter et qui veulent dire : « Moi aussi, je suis soumis au Destin. »

— Eh bien ! depuis le règne de Jupiter, les choses n’ont pas changé. C’est toujours le Destin qui mène le monde et la Providence elle-même obéit à la fatalité. Ce que je vous dis là n’est pas très orthodoxe et je ne le répéterais pas devant le Saint-Synode. Mais je suis poursuivie par l’idée que la fatalité pousse la Russie à une catastrophe. J’en souffre comme d’un cauchemar.

— Qu’entendez-vous par la fatalité ?

— Oh ! Je ne pourrais jamais vous l’expliquer. Je ne suis pas philosophe, moi. Chaque fois que j’ouvre un livre de philosophie, je m’endors. Mais je sens très bien ce que c’est que la fatalité. Aidez-moi à le dire.

— Eh bien ! c’est la force des choses, la loi de la nécessité, l’ordre naturel de l’univers... Ces définitions ne vous suffisent pas ?

— Non, pas du tout. Si la fatalité n’était que cela, elle ne me ferait pas peur. Car enfin, la Russie a beau être un très